La situation du marché du lin fibre en Europe est « extrêmement compliquée », jugeait Olivier Guillaume, le président de la filature Safilin, le 11 juin 2024 lors des dixièmes rencontres des filières textiles du lin bio et du chanvre, à Tôtes dans la Seine-Maritime. Le marché s’est en effet fortement dynamisé à la sortie de la période du Covid, avec une forte demande. Le conflit en Ukraine a ensuite généré une crise de l’énergie, de l’inflation, et un contexte en Europe où le pouvoir d’achat a été affecté. « De façon générale, la consommation du textile a commencé à se contracter depuis la mi-2022, constate Olivier Guillaume. L’ensemble des acteurs de la filière textile le ressent, en Europe et en France. »

Récoltes décevantes

Les quatre dernières récoltes de lin fibre ont été décevantes, notamment en France, « alors que le marché a une forte appétence pour cette fibre écoresponsable, détaille Olivier Guillaume. La filière a investi, a misé sur le lin : sur les surfaces qui ont augmenté, sur le teillage pour satisfaire une demande croissante. L’offre de fibre est cependant réduite, et leur prix a flambé. »

Selon lui, le marché n’est pas en capacité d’absorber de telles hausses. « Aujourd’hui, on se retrouve, nous filateurs et nos clients transformateurs, en risque, estime-t-il. Nous sommes obligés de travailler sur des niveaux de prix incompatibles avec le marché final, que nos clients et leurs clients ont des difficultés à intégrer. »

Le marché du lin fibre est ainsi « face à un paradoxe, explique-t-il. Une partie de nos clients font des arbitrages en défaveur du lin car économiquement pas compatible avec les attentes de leurs clients, alors que fondamentalement, les perspectives sont bonnes et l’appétence forte. »

Le lin bio ne parvient pas à se positionner

Malgré ces niveaux de prix élevés, la fibre se vend car il faut alimenter les usines. « Quand on est filateur de lin, on n’a pas de matière refuge. On a un outil dédié au lin, donc soit on fait du lin, soit on arrête l’usine en attendant que la vague passe », rapporte Olivier Guillaume. La filière bio pâtit de la situation. « Le référentiel du lin conventionnel est tellement cher qu’il n’est pas possible de positionner le lin bio à un prix supérieur au conventionnel, déjà lui-même hors marché », indique-t-il.

Sur les deux dernières décennies, le prix de la fibre de lin conventionnel a fluctué entre 1,5 et 2,5 €/kg, avec des variations suivant l’offre et la demande, « mais dans une fourchette contenue », insiste-t-il. En 2019, pour la première fois, le lin s’est vendu entre 3,5 et 4 €/kg de fibre. Le prix moyen dépasse désormais les 9 €/kg.

En mars 2024, le prix moyen, toutes qualités et toutes régions de production confondues, de la fibre European Flax produite dans les teillages européens (France, Belgique, Pays-Bas) s’élevait à 9,08 €/kg soit une hausse de 55 % sur un an. À noter qu’il faut 2 kg de fibre pour produire 1 kg de fil.

Des surfaces records

« On n’a pas su trouver en interne des mécanismes pour enrayer cette hausse », poursuit Olivier Guillaume, qui a néanmoins « beaucoup d’espoir » pour la récolte à venir. Cette campagne de 2024, les surfaces battent en effet un record, avec 180 000 hectares semés, même si « ce n’est pas une garantie de volumes supplémentaires. »

Selon l’Alliance for European Flax-Linen & Hemp, les surfaces de 2024 sont en hausse de 20 % sur un an. Elles dépassent largement le record de la récolte de 2020 et ses 163 000 hectares (+10 %). Elles sont tirées par la demande, les récoltes en berne, et l’attractivité de la rémunération pour les agriculteurs.

S’il reste positif pour les années à venir, Olivier Guillaume souhaiterait qu’une réflexion soit engagée pour donner de la confiance dans le marché, et amortir les impacts sur le reste de la chaîne de transformation. « Il ne s’agit pas de comprimer le revenu de l’agriculteur, il faut défendre le savoir-faire, assure-t-il. Mais à moyen terme, il faut faire en sorte que les répercussions d’une situation inédite ne viennent pas entamer la dynamique de développement de la dernière décennie. »

Des enjeux forts pour les filatures françaises

Des enjeux importants se dessinent au niveau français. « On est peu à avoir investi dans la réindustrialisation », explique-t-il. Sur les trois filatures qui ont été réimplantées en France, l’une a déjà arrêté. « Les marques ne se sont pas emparées de ces outils, déplore Olivier Guillaume. Or, on a besoin de volumes pour les alimenter. »

Martin Breuvart, le président-directeur général de Lemahieu, fabricant de vêtements, affirme que « beaucoup d’enseignes sont sensibles au lin local ». Mais il s’interroge : « L’envie est là, mais économiquement, comment on fait ? Avec plus de 50 % d’augmentation du prix du fil ces deux dernières années, le prix du produit final a augmenté de 30 %. »

Cette année, l’entreprise va certainement réduire les volumes, ou trouver des alternatives, comme mélanger les fibres de lin avec du coton bio ou recyclé. Le marché est par ailleurs très concurrentiel. « Les produits tricotés en Chine sont vendus chez nous plus de deux fois moins cher », explique-t-il.

Des arbitrages sur la qualité

« La chaîne de transformation est très longue. Ce que vous voyez en boutique actuellement, ce sont des fibres commercialisées il y a plus d’un an, rappelle Olivier Guillaume. Or la hausse des prix a été brutale ces douze derniers mois. » Les filateurs de lin, où qu’ils soient dans le monde, sont obligés d’acheter la fibre pour poursuivre leur activité. Cela « mène à des biais dangereux, estime Olivier Guillaume. Chacun essaie de s’en sortir économiquement. »

Il donne l’exemple de la Chine, où une partie des filatures a fait un arbitrage sur la qualité, en mélangeant de la fibre longue (comme le lin) avec des fibres plus courtes, et donc en dénaturant les caractéristiques du produit. Des opérateurs en Europe commencent à être déçus des fils et tissus importés de la Chine, car ces produits sont moins résistants. C’est « un élément dangereux en termes de perception par le consommateur du produit lin », appuie Olivier Guillaume.