Trois personnes sur dix, soit 2,4 milliards d’individus dans le monde, ne bénéficient pas de façon régulière d’une alimentation adéquate (portions réduites, sauts de repas…), selon le rapport des Nations unies sur la sécurité alimentaire, paru en juillet. Si des progrès ont été enregistrés en Asie et en Amérique latine, la situation s’est fortement dégradée au Moyen-Orient, dans les Caraïbes et en Afrique. Ça n’est pourtant pas sur ces continents que les fabricants des substituts de viande à base de cellules, qui déclarent vouloir lutter contre la faim dans le monde, ont décidé de commercialiser leurs produits ou d’implanter leurs usines.
Irréductibles Européens
Dix ans après la présentation par des chercheurs hollandais du premier ersatz de « burger de bœuf » cultivé en laboratoire dont le coût de production s’élevait à 307 000 euros, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada, la Chine, l’Inde, Israël, le Japon, le Qatar et Singapour ont rejoint la course à la « viande » cultivée. Certains de ces pays s’apprêtent à autoriser sa commercialisation, d’autres ont déjà sauté le pas : en juin 2023, le département américain de l’Agriculture a accordé des licences à deux entreprises, Upside Foods et Good Meat, pour proposer à des restaurants des produits à base de « poulet » synthétique.
La Commission européenne, qui suit des règles de procédures d’approbation plus longues (de 18 à 24 mois) et plus exigeantes, n’a de son côté reçu aucune demande d’autorisation à ce jour. Toutefois, les fabricants de la « viande » in vitro sont postés à ses frontières : après la Suisse, l’industriel israélien Aleph Farms a sollicité l’autorisation de l’agence britannique de sécurité alimentaire pour autoriser la vente au Royaume-Uni de ses « steaks de bœuf Angus » de culture.
Les États impliqués
L’Union européenne ne s’est pas contentée d’observer ces avancées. À l’instar du Japon, d’Israël, de Singapour, ou encore des États-Unis, elle finance plusieurs projets de recherche, notamment l’un dédié aux « protéines durables » à hauteur de 25 millions d’euros, dans le cadre du programme Horizon Europe. La plateforme EIT Food, financée aussi par l’UE, a distribué 1,8 million d’euros à des projets de « viandes » végétale et cultivée.
« Cela ne signifie pas que l’UE valide ces nouvelles technologies, précise Irène Tolleret, députée européenne issue du parti de la majorité présidentielle. L’UE a pris du retard sur d’autres nouvelles technologies comme les nouvelles techniques génomiques. Il est impératif que nous gardions la main sur notre souveraineté alimentaire. Dans le même temps, la lutte contre le gaspillage alimentaire amènera sans nul doute des résultats plus rapides qu’une innovation technologique comme la viande cellulaire. »

Les recherches sur la « viande » de laboratoire sont aujourd’hui financées surtout par des fonds privés et un peu d’argent public, au risque de concurrencer d’autres secteurs. « Cela ne doit pas se faire au détriment de thématiques de recherche dont on a toujours besoin dans l’agriculture traditionnelle », alerte Anne Mottet, responsable de l'élevage au sein du Fonds international pour le monde agricole (Fida). Le gouvernement britannique qui préfère parler d’« agriculture cellulaire » plutôt que d’« alimentation cellulaire » a tranché : il finance des recherches sur la « viande » in vitro, en piochant dans le fonds britannique pour l’innovation agricole.
Une recherche concurrentielle
Ces investissements publics ne sont pas sans poser d’autres problèmes. À l’occasion du séminaire « Food and Feed for the Future » (Alimentation humaine et animale du futur) organisé le 1er septembre, à l’Isara de Lyon, par l’Inrae, ainsi que l’organisme gouvernemental australien pour la recherche scientifique (CSIRO) et l’Association française pour les productions animales (AFZ), le chercheur français, Jean-François Hocquette, a mis en garde : « La recherche exclusivement privée manque de transparence. Lorsqu’un projet de recherche est financé par l’Union européenne, ses résultats doivent être rendus publics, donc accessibles au plus grand nombre, car il s’agit d’argent public dépensé au service du bien commun. Les privés suivent une logique différente : ils veulent protéger leurs résultats, pour rentabiliser leurs investissements. »
Le chercheur de l’Inrae constate par ailleurs une forte activité de lobbying émanant de ces entreprises privées auprès des agences sanitaires, notamment de l’Efsa pour l’Europe. « Ces sociétés sont très fortes, elles connaissent les canaux pour influencer les politiques, à l’inverse des acteurs de l’élevage qui sont en général moins bons dans la communication. » Faut-il poursuivre les recherches sur ces nouveaux aliments au détriment d’activités existantes ? « Évidemment, les entreprises du secteur acquiescent, poursuit Jean-François Hocquette. Du côté des chercheurs du public, nous sommes sceptiques, car il existe d’autres solutions pour mieux dépenser l’argent public. »
L’Italie interdit
En 2019, le groupe de réflexion « RethinkX » affirmait que d’ici à 2030, les industriels de la viande aux États-Unis seraient en faillite à cause de « l’alimentation cellulaire ». Pour que la « viande » cultivée représente 0,4 % de la part du marché mondial de la viande en 2030, il faudrait 22 fois plus de capacité de bioréacteurs que l’industrie pharmaceutique mondiale actuelle est capable de produire, selon une étude de McKinsey, publiée en 2021. De nombreux défis techniques restent à relever pour cette alimentation, la question de son innocuité comme de son impact sur l’environnement fait l’objet de controverse scientifique, et ses coûts de production sont très élevés comme son prix à la vente, à la portée de seuls quelques privilégiés.
Dans le doute, des pays anticipent pour ne pas se laisser déborder. Sous peine d’amendes pouvant aller jusqu’à 60 000 euros, l’Italie s’apprête à devenir le premier pays au monde à interdire ses entreprises de produire la fameuse « nourriture Frankenstein » comme l’a surnommée l’Organisation mondiale des agriculteurs, qui vient de lancer une pétition internationale contre la viande de synthèse.