En créant un Gaec avec sa compagne et un couple d’amis, en 2001, Vincent Rozé n’imaginait pas où l’aventure le conduirait. Vingt ans plus tard, le Gaec de Sainte-Luce emploie 22 personnes. Belle performance, pour une ferme de montagne de 150 ha, dont 90 ha de prairies naturelles peu productives (2,5 tMS/ha) et 30 ha de parcours !
Valorisation maximum des produits
Après avoir travaillé cinq ans en Russie, les quatre fondateurs du Gaec étaient rentrés au pays avec un projet d’agriculture paysanne, bio, en circuits courts. « Surtout, on voulait s’installer ensemble, souligne Vincent, ingénieur agricole et fils d’éleveur de porcs hors-sol. Ils ont l’opportunité de reprendre une ferme laitière conventionnelle en Isère, lancent la conversion bio et autoconstruisent une fromagerie. La conversion bio n’a pas fait baisser la productivité. « Au contraire, reprend l’éleveur. Le système avant nous était très extensif, visant un minimum d’intrants – il n’y avait même pas d’achat de foin. La transformation et la vente directe nous ont permis de dégager assez de valeur ajoutée pour rentabiliser l’achat de foin de luzerne et aider nos vaches à exprimer leur potentiel. »
Ils produisent aussi du pain, dans le four banal du village puis dans un fournil autoconstruit. Les 30 ha labourables étant réservés au troupeau (prairies temporaires et céréales), la farine est achetée à des paysans du département.
« À l’époque, il n’y avait ni Amap ni magasin de producteurs. Mais en bio et en misant sur la typicité, on s’est créé un réseau commercial », relate Vincent. En 2004, voulant se dégager du temps pour leur famille, ils décident de salarier quelqu’un. « Personne n’a tiqué quand nos fromages ont pris un ou deux euros car nos hausses de prix sont toujours expliquées. »
Au fil des ans, la ferme s’est développée, créant de nouveaux ateliers, embauchant de nouveaux salariés… Certains sont là depuis dix ans. D’autres sont devenus associés. « Aujourd’hui, 22 personnes travaillent à la ferme, représentant 17 à 18 UTH, calcule Vincent. Le Gaec compte maintenant sept associés. » Deux autres jeunes salariés souhaitent s’associer, ce qu’il voit d’un bon œil : « Faire entrer des jeunes dans le Gaec facilitera la transmission. »
Le lait reste la principale activité, avec 220 000 l issus de 45 vaches montbéliardes et abondances, transformés. Le Gaec achète et engraisse aussi 60 porcelets par an, qui valorisent le petit-lait avant de finir en caissettes et terrines. L’atelier boulangerie, juridiquement distinct du Gaec (la farine étant achetée) fabrique 1,5 t de pain par semaine. Récemment, une biscuiterie et une brasserie ont été créées. Tout est bio et vendu en direct, jusqu’aux réformes, transformées dans un atelier collectif. « On cherche la valorisation maximum. Le logiciel de gestion Panier local nous sert autant pour le suivi des ventes que pour organiser les mises en production et optimiser les livraisons. »
La ferme pratique aussi l’accueil pédagogique auprès d’un public scolaire ou handicapé – une activité qui pèse plus sur le plan social qu’économique.
Le fonctionnement d’un collectif de cette taille ne s’improvise pas (lire ci-contre). « Nous sommes tous un peu polyvalents, mais chaque atelier est confié à un responsable », présente Vincent, responsable des ventes. « Entre la vente à la ferme, les marchés et les diverses livraisons, quinze personnes interviennent pour cet atelier. Ils suivent mes consignes néanmoins peuvent exprimer leur point de vue, et nous discutons ensemble. » La gestion des plannings est facilitée par une application qui liste les tâches à effectuer. Un responsable (tournant) remplit un planning mensuel. « L’idée est d’avoir des activités variées, mais d’accomplir régulièrement les mêmes tâches pour être efficace et productif. Et tout le monde touche un peu à l’administratif. »
Importance de l’équité
Chaque atelier a son fonctionnement, mais tout le monde se réunit au moins une fois par mois. « Les décisions se prennent en votant par consentement, explique Vincent. On examine ensemble les objections et on essaie de les lever ensemble. Si on y parvient, la proposition est acceptée de fait. »
Comme leurs salariés, les associés prennent cinq semaines de congés. Les salariés font 35 heures hebdomadaires, les associés entre 25 et 50 heures et travaillent un week-end sur trois. Tous les salariés sont rémunérés au même tarif et savent ce que se versent les associés : 1,5 à 2,5 Smic horaire selon les années. Car chaque associé compte ses heures, et la richesse est partagée en fonction du temps travaillé. « Il y a un maître-mot : l’équité », insiste l’éleveur.
Le midi, un déjeuner collectif est proposé, pas imposé. « Le collectif ne fonctionne pas sous la contrainte, affirme Vincent. Ayant vécu dans la Russie post-soviétique, on savait ce qu’on ne voulait pas ! Au départ, notre organisation collective concernait la garde de nos enfants pendant le travail à la ferme. Tout est parti d’une question pratique : il n’y a aucune idéologie ! »
Bérengère Lafeuille