Les insultes sont allées crescendo. D’abord, ils ont été taxés de geignards : « Pourquoi les agriculteurs se plaignent-ils, alors qu’ils roulent dans de gros tracteurs et qu’ils touchent des primes ? » Puis, ils ont été soupçonnés de dissimulation : « Pourquoi traitent-ils la nuit ? C’est bien qu’ils cachent des choses. » Ils ont aussi été qualifiés de mauvais gestionnaires : « Si ça va si mal, pourquoi ils ne font pas du bio ou des circuits courts ? » Enfin, le registre du tortionnaire s’est imposé : « Pourquoi enferment-ils leurs cochons dans des cages ? »
Pollueurs, empoisonneurs, tueurs… La France est devenue folle en 2019, et a cloué au pilori ses agriculteurs. Phytosanitaires, cause animale, nuisances sonores, odeurs de campagne… À court d’arguments, des abolitionnistes sont allés jusqu’à comparer des éleveurs à des nazis. Le danger s’est alors fait sentir, jusqu’à survenir.
Passages à l’acte
Harcèlement sur les réseaux sociaux, intrusions, incendies et agressions physiques. La violence a pénétré les fermes. « Il m’a frappé, se souvient Jérôme Arrambourg. Il est monté sur le marchepied du tracteur, puis m’a sauté dessus. » Le 3 mars dernier, un agriculteur de l’Ain s’est fait tabasser par un homme qui ne supportait pas de le voir pulvériser un herbicide sur une parcelle d’orge. L’agresseur a écopé de six mois de prison avec sursis. Gilles Citi, un exploitant bio des Bouches-du-Rhône, s’est fait rudoyer par un riverain, en avril, alors qu’il traitait ses oliviers au cuivre. « Tu es un assassin » lui a hurlé son assaillant, qui se présentait comme « le justicier des abeilles ». En septembre, un éleveur de veaux de boucherie a aussi été roué de coups en Vendée, au milieu de ses bêtes durant la nuit, par deux hommes qui ont ensuite pris la fuite.
Et quand les bâtiments sont incendiés, c’est à nouveau l’homme qui est mis à terre. « Assassin », « camp de la mort » : trois poulaillers ont été détruits par le feu, en septembre dans l’Orne, avec ces deux inscriptions laissées par les criminels. En novembre, quatre incendies ont frappé des sites agricoles dans la Drôme, tuant une vingtaine de génisses. En avril, des membres d’associations antispécistes ont visité des élevages dans l’Eure, entraînant la mort par étouffement de milliers de dindes.
Le syndrome du sauveur
Des médias, comme BFM TV, se sont rendus complices de ces intrusions, tout comme le député Bastien Lachaud, de la France insoumise qui, en mai, est entré de façon illégale dans un élevage porcin des Côtes-d’Armor. La liste est longue. « Rien n’est plus dangereux que les combattants de la cause animaliste qui luttent au nom des sans-voix, note le philosophe Francis Wolff. C’est le syndrome du sauveur », pour qui aider quelqu’un est un moyen d’être reconnu.
La gendarmerie recense 14 500 faits délictueux à l’encontre des agriculteurs depuis le début de l’année, dont plus de 1 000 actions antispécistes. Et si cette violence a cours depuis plusieurs années, son paroxysme a été atteint, ces derniers mois, dans les exploitations, les abattoirs et les boucheries avec, en outre, des tribunes anti-élevage ou pour un lundi sans viande, et des arrêtés anti-pesticides qui portent aussi leurs coups.
La presse écrite généraliste s’est réveillée en septembre. 945 articles mentionnant au moins une fois le terme « agribashing » ont été publiés en trois mois, note le politologue Eddy Fougier. Moins de la moitié l’avait été auparavant. Le Point a consacré un dossier, en octobre, sur « Les agriculteurs, ces nouveaux pestiférés ». Le Monde a fait sa “Une” sur le même thème le 8 novembre. Il y a une prise de conscience.
Car rien ne peut justifier une telle violence, ni justifier toutes ces nuits blanches à guetter le moindre bruit ou à avoir peur pour sa compagne ou son conjoint, à craindre pour ses animaux. L’argument de l’élevage intensif n’est qu’un prétexte brandi par les associations, comme L214, qui ne veulent plus d’élevage. Elles viennent brouiller les voix des welfaristes en faveur d’une évolution des méthodes, mais sans bâton.
Les mobilisations des mois d’octobre et de novembre, à l’appel du syndicat majoritaire, dans un contexte marqué par le succès du film Au nom de la terre, d’Édouard Bergeon, et la médiatisation du livre Tu m’as laissée en vie, de Camille Beaurain, qui montrent le désarroi de certains agriculteurs allant jusqu’à mettre fin à leur jour, ont contribué au sursaut. Des échanges s’organisent entre les agriculteurs et les ruraux, à l’instar de cette journée organisée à Yerville, au mois de novembre, du groupement féminin du développement agricole et rural de la Seine-Maritime. « Les sujets qui fâchent ne doivent pas être éludés, conseille le sociologue Éric Birlouez, présent ce jour-là. Au “Circulez, il n’y a rien à voir”, préférez : “J’entends ce que vous dites, parlons-en”. Utilisez des mots simples. Et posez des questions : “Quelles sont vos craintes ?” Ce doit être une mise en commun ».
Justice détonante
Des exploitations ouvrent leurs portes. Des préfets, comme celui de la Sarthe, invitent des journalistes à voir la réalité quotidienne d’élevages conventionnels. Des comités de lutte contre les actes de malveillance se mettent en place, tout comme des chartes de bon voisinage entre agriculteurs et ruraux. Et le parlement prévoit l’ouverture d’une commission d’enquête sur les antispécistes.
Mais des avancées sont toujours espérées. Comment une intrusion clandestine revendiquée à coup de vidéo rendue publique peut-elle rester impunie ? Beaucoup de plaintes sont, à ce jour, classées sans suite. Dans l’affaire impliquant le député Bastien Lachaud, l’éleveur breton s’est vu condamner à payer 3 000 € à l’association instigatrice, au titre des frais de justice. Rosanne Aries