«Les syndicats ? Ce n’est pas un sujet chez moi. Depuis douze ans que je suis installé, je m’en passe très bien ! » Pierre (*), betteravier dans le Grand-Est, a repris, à 24 ans, la ferme de son grand-père. « Lui adhérait à toutes les organisations du coin, témoigne-t-il. C’était son moyen d’accéder aux informations dont il avait besoin pour l’exploitation. Moi, avec mon ordinateur et Google, je n’y ai jamais vu l’intérêt. » Des considérations budgétaires ont aussi pesé. « Je me suis amusé à faire le calcul : dans ma situation, entre les cotisations à la Fédé et à la CGB, c’est près de 3 000 € qui partiraient. Je préfère mettre cet argent dans la main-d’œuvre… »
Une certaine défiance
L’agriculteur avoue en prime une certaine « défiance politique » à l’encontre des leaders syndicaux. « Est-ce qu’ils servent la cause ou est-ce que c’est la cause qui les sert ? », se demande-t-il, avançant leur incapacité à régler les difficultés des filières. « Les syndicats sont mauvais en lobbying, mauvais en communication. Et les méthodes de lutte à coup de tonnes à lisier, je n’adhère pas du tout ! Ce qui me plaît dans mon métier, c’est de développer mon activité, de me diversifier, pas de lutter. » La représentation du secteur auprès du gouvernement ? « Elle peut très bien se faire via des groupes coopératifs qui construisent des filières et qui, eux au moins, ont les mains dans le cambouis. » L’importance du réseau pour ne pas s’isoler sur sa ferme ? « Chacun trouve son accroche sociale où il veut, et c’est très bien. Moi je n’ai pas besoin d’un syndicat pour cela. Et avec deux exploitations et trois enfants, j’ai encore moins besoin de réunions de 20 h à minuit. » Un point de vue partagé par « 50 % des agriculteurs », se plait-il à rappeler, chiffre des adhésions syndicales à l’appui.
Cette défiance envers les syndicats est à l’image de celle observée dans le reste de la société. Le mouvement des gilets jaunes n’illustre-t-il pas, à sa manière, la rupture de confiance entre les instances représentatives et ceux qu’elles sont censées représenter ? Le monde agricole n’y échappe pas. Le taux de participation aux élections professionnelles agricoles constitue en la matière un indicateur impartial : il reste très important mais baisse de scrutin en scrutin (65,5 % en 2007, 54,34 % en 2013. Combien en 2019 ?). Dans un secteur qui entend compenser son affaiblissement démographique par sa capacité à mobiliser ses acteurs, cette tendance interpelle. Réflexe individualiste ? Désintérêt général pour la chose publique ? Désenchantement du combat syndical ? Rupture générationnelle dans un domaine en pleine mutation ?
« Votez ! »
La FNSEA a fait de la lutte contre l’abstention sa priorité pour les prochaines élections aux chambres d’agriculture, qui se dérouleront en janvier 2019. « Nous savons le peu de considération du gouvernement pour les corps intermédiaires, qu’il considère - à tort - comme des ralentisseurs au changement, justifiait Christiane Lambert, la présidente de la Fédération, dans nos colonnes, en novembre dernier. Nous disons aux agriculteurs : Si vous voulez que la profession ait du poids, votez ! » Un mot d’ordre que partagent les minoritaires. La Confédération paysanne comme la Coordination rurale espèrent plus que jamais capter les voix des déçus du syndicalisme majoritaire, plutôt qu’elles ne se perdent dans la nature… Mais « toutes les organisations ont conscience que leur milieu a évolué sociologiquement et que rien n’est acquis », souligne le sociologue François Purseigle.
Cette nouvelle campagne s’ouvre, selon lui, dans un contexte particulier, avec en toile de fond les incertitudes économiques, le difficile renouvellement des générations, et une remise en question des « identités professionnelles ». « Les programmes généraux ne suffisent plus à répondre aux inquiétudes des exploitants. Il y a aujourd’hui une telle diversité de situations de vie et de réalités économiques que cela rend complexe la construction d’un discours syndical qui embrasse l’ensemble des préoccupations et la diversité des structures. »
En parallèle, le sociologue observe « une plus grande autonomie dans la construction du vote et dans le choix syndical : facteurs locaux, trajectoires professionnelles plus compliquées qu’hier… » Les temps où l’engagement consistait à être « un bon petit soldat pour son organisation » sont révolus. « Les organisations qui veulent marquer des points sont obligées de prendre aussi bien en considération les projets collectifs que l’ensemble des dossiers individuels. »
Révolution turbulente
Un autre défi s’impose aux syndicats, dont l’ampleur est encore mal perçue : « Il ne s’agit plus seulement de proposer un programme économique, mais aussi un projet qui va permettre à l’agriculteur de se situer dans la société, face à de nouveaux acteurs, insiste François Puseigle. Les syndicats doivent revoir leur positionnement pour répondre au développement des conflits d’usage dans les campagnes, aux problèmes de dialogue avec les résidents et, surtout, à l’entrée de groupuscules dans le débat public. On a de nouvelles formes de contestations qui apparaissent : des controverses qui peuvent amener à des affrontements entre minorités, et plus seulement entre une profession et l’État. »
Christiane Lambert y voit « une période de grands changements, comparable à la révolution silencieuse du monde agricole des années 1960 ». Aujourd’hui, « c’est une révolution turbulente qui nous oblige à repenser le syndicalisme », admet-elle. En particulier pour « jouer les intermédiaires avec la société et l’opinion publique ».
Sa maison est-elle mieux placée pour cela ? « La mission d’un syndicat est de défendre les intérêts de ses adhérents et du métier. Cela peut se faire par la communication auprès du grand public, mais le discours institutionnel a de plus en plus de mal à passer », estime Eddy Fougier, politologue, qui constate en la matière « une certaine défiance à l’encontre de la FNSEA ». Il s’explique : « Elle souffre du même mal que d’autres structures en position dominante (coopératives, partis politiques, entreprises, etc.), et que tous les corps intermédiaires en général. Elle ne paraît pas crédible aux yeux des citoyens, qui s’attendent à un argumentaire uniquement corporatiste. La parole des "gros" n’est plus audible, notamment vis-à-vis de la presse généraliste, alors qu’il y a une prime en faveur des "petits", à l’image de la Confédération paysanne de José Bové, dans les années 1990. »
e-mobilisation
Pour le politologue, « il est plus facile de mettre l’accent sur des ambassadeurs, des individus qui vont parler de leur passion sur Twitter ou YouTube, plutôt que sur des structures. Les syndicats offraient autrefois aux agriculteurs le moyen de sortir de leur isolement. Les réseaux sociaux permettent désormais à chacun de s’adresser au grand public. »
Les organisations agricoles n’ont pourtant pas le choix : il leur faut agir sur la scène médiatique, ne serait-ce que pour répondre au besoin de représentation de leur base. Quitte à révolutionner les savoir-faire historiques : la guerre de communication prend le pas sur le traditionnel exercice de lobbying. Quant aux stratégies de mobilisation : « Déverser du lisier avec des tracteurs, ça n’apporte rien dans le portefeuille. être présent sur les réseaux sociaux, voilà ce qui est important », lançait Bernard Lannes, président de la Coordination rurale, en tribune de son congrès national, début décembre.
Les récents événements, plus ou moins en marge des gilets jaunes, montrent pourtant que les démonstrations de force ont encore de beaux jours devant elles. Elles restent un exutoire pour la colère paysanne que seuls les syndicats peuvent encore canaliser. Suffisant pour convaincre Pierre, notre agriculteur d’introduction, d’aller voter aux prochaines élections professionnelles ? « Non », répond-il, décomplexé. Pour les autres, cela dépendra de la confiance de chacun dans la capacité de son syndicat à se réinventer, pour toujours mieux le défendre.
(*) Le prénom a été changé.