D'Aristote à Saint Thomas d'Aquin, les plus grands penseurs se sont creusé la tête sur la notion de juste prix. Faut-il y voir une idée de « justice sociale » dans l'égalité des échanges et la réciprocité des services ? Ou bien une simple idée de « justesse » dans les rapports marchands, dictée par les lois de la concurrence ? L'époque moderne a tranché en s'abandonnant à l'efficience des marchés, comme l'indique une étude du Crédoc publiée en 2008 : selon la vision économique retenue, « un prix ne peut être juste ou injuste, il n'est que la conséquence du jeu d'un certain nombre de mécanismes de marché impersonnels ». Un dogme de plus en plus contesté.
RAPPORT QUALITÉ-PRIX
La montée en puissance de la grande distribution dans la seconde partie du XXe siècle est venue montrer la limite de ce système pour le monde agricole : « La fixation du prix se fait dans un rapport de force, constate Olivier Mevel, maître de conférences à l'université de Bretagne. Tout dépend de l'offre et de la demande, de la concurrence entre les enseignes ou entre les producteurs eux-mêmes. Le prix établi se retrouve déconnecté de la matière brute. » Conséquence : « Cinquante ans de mécanismes psychologiques faussés vis-à-vis du prix », qui se retrouvent dans les comportements d'achat des consommateurs. L'intérêt croissant de ces derniers pour les produits fermiers vendus en circuits courts chamboule le paysage et offre aux producteurs une voie royale pour reprendre la main sur la construction du prix.
Pour Olivier Mevel, les agriculteurs doivent retrouver le chemin de la démonstration du rapport qualité-prix. « De même que la température mesure la chaleur, le prix est un indicateur traduisant la valeur du produit. Ce n'est que l'expression objective des qualités que le consommateur reconnaît à un bien ou un service, et qu'il accepte de payer », résume-t-il. Les statistiques confirment son intuition : selon le Crédoc, 38 % des Français estiment que le prix juste est celui qui assure le meilleur rapport qualité prix. L'étiquette porte donc une information qualitative : pour celui qui achète, « le prix bas (qui peut signifier produit de basse qualité) n'est pas synonyme de prix juste ».
CLARIFIER SA RELATION À L'ARGENT
Il n'est pas toujours simple d'intégrer ces paramètres quand on se retrouve seul derrière l'étal. « Les producteurs ont peur d'afficher des prix élevés », relève Anne-Marie Schmutz, de la chambre d'agriculture du Rhône. Dans son département, « certains n'augmentent plus leur prix depuis quatre ans, or quelques centimes de plus font souvent le revenu », rappelle-t-elle. Autre exemple dans le Loiret, où des agriculteurs ont travaillé pour établir leurs coûts de revient, sans oser répercuter ces calculs sur leurs étiquettes (voir à ce propos notre infographie en page 37). Parmi eux, « une maraîchère arrondissait systématiquement la note en sa défaveur pour n'avoir pas l'air avare, rapporte Elisabeth Baillet, de l'association de gestion et de comptabilité AFOCG 45. Et une éleveuse offrait toujours un quatrième fromage pour trois achetés. C'était sa marge qu'elle donnait ! »
Face à ces automatismes, la conseillère leur a proposé une formation à l'intitulé surprenant : « Clarifions notre relation à l'argent pour vendre au juste prix. » Un ancien banquier y propose ses réflexions sur le rapport complexe que l'on peut entretenir à l'argent. « Cela touche à beaucoup de valeurs individuelles, explique Elisabeth Baillet. Chez les participants il y a ces paradoxes : ils sont plus à l'aise avec l'argent en tant que consommateur que vendeur. Ils souhaitent un juste prix pour leur travail de qualité, mais ils ont le sentiment de se dévoiler dès qu'ils donnent de la valeur aux choses (patrimoine, revenu...). Ils craignent de passer pour des voleurs... L'objectif est de les aider à être au clair avec eux-mêmes, à leur donner de la légèreté face aux clients... A se déculpabiliser, aussi. »
Autant de défis à relever pour bâtir un prix juste, c'est-à-dire traduisant la valeur réelle du produit, du travail fourni aux qualités ressenties par les clients.