«Il ne s’était pas préparé à avoir du temps libre, lui qui avait toujours travaillé très dur, explique la fille d’un agriculteur qui s’est donné la mort six mois après son départ à la retraite. Le geste de mon père est dû à un projet de retraite mal préparé. Sa vie était vide […] La retraite crée un vide sidéral qui peut amener au suicide­. »

Le travail d’une vie et de ses ancêtres

Dans leur rapport de mars 2021 dédié à la prévention du suicide des agriculteurs, les sénateurs soulignent, au gré de témoignages bouleversants comme celui-ci, cette étape fastidieuse, parfois dramatique que peut représenter le départ à la retraite pour un agriculteur.

Les faits et les chiffres l’attestent : le risque de décès par suicide au sein du monde agricole chez les plus de 65 ans est deux fois plus élevé que pour les assurés des autres régimes. L’arrêt de l’activité agricole peut être une source de mal-être. La transmission de l’exploitation, qui le précède, figure aussi parmi les facteurs aggravants du passage à l’acte, note le sociologue Nicolas Deffontaines, dans sa thèse sur le suicide des agriculteurs soutenue en 2017.

« On sait tous l’attachement très fort de nos parents et de nos grands-parents à la ferme familiale, a argumenté Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, lors d’une conférence organisée fin 2021, à Troyes, par la MSA sur le mal-être agricole. Celui qui reprend la ferme porte sur ses épaules la transmission du patrimoine, du siège d’exploitation, du lieu où tous les frères et sœurs sont nés. Il peut être celui qui poursuit ou qui rompt la chaîne. » En cas de difficultés, l’impression d’avoir échoué à faire survivre ce patrimoine peut créer un sentiment d’échec. « Il faut aussi voir comment les agriculteurs se parlent entre eux, a relancé Christiane Lambert. “Tu as quelqu’un pour reprendre ? ” Cette phrase qui revient tout le temps peut être vécue comme une blessure. » Si, pour certains, il s’agit d’un capital à vendre, la majorité se sent en effet investi d’une mission, celle du passeur. « La plupart ne disent pas qu’ils ont repris l’exploitation de leurs parents, mais qu’ils l’ont reçue, note Régis Desseaux, consultant en relations humaines dans les Hauts-de-France. Je me souviens d’un agriculteur approchant de la retraite : il craignait par-dessus tout de ne pas réussir cette mission de passeur qui lui avait été confiée. »

Agriculteur et après ?

Même quand la transmission se réalise, la page reste difficile à tourner : « Pour beaucoup qui ont travaillé sans compter, il n’y a pas eu de loisirs, de foot, de théâtre, de vacances, etc. Leur exploitation, c’est leur vie, décrit Cécile Foissey­, coach et médiatrice au sein de la chambre­ d’agriculture de Haute-Marne. Quand ils deviennent retraités, ils se sentent inutiles, ils manquent de repères. »

Ce sentiment peut aller jusqu’à compromettre la transmission de leur exploitation. La céder leur fait, en effet, courir le risque de ne plus exister. Des transmissions échouent ainsi parce que l’agriculteur n’arrive pas à partir. Les fermes qui disparaissent ne meurent pas toutes du fait d’un manque de rentabilité, comme il est souvent avancé. « Peu d’exploitants se préparent en réalité à la transmission. C’est souvent ce qui fait défaut à la réussite de cette étape », constate la psychologue Christelle Guicherd.

Une exploitante spécialisée en agriculture biologique recherche ainsi depuis plusieurs années son candidat idéal. Mais parmi les postulants, aucun n’entend reprendre la ferme « à sa façon ». En état de détresse à l’heure actuelle, « elle souffre de voir que sa réussite n’est pas reconnue par la génération d’après. Ses exigences sont telles qu’elle ne parvient pas à transmettre son exploitation et s’épuise », constate la médiatrice Cécile Foissey. « Ils ont choisi des techniques et des pratiques qui n’apparaissent plus pertinentes dans le contexte actuel. Cela les met hors d’eux, complète Régis Desseaux. Ils estiment que leurs valeurs ne sont pas respectées. »

Déménager ou rester

Au moment de la transmission, de nombreux deuils se jouent pour un agriculteur. Outre la perte du statut professionnel, la maison peut être vendue. « Ça n’est pas simple car c’est aussi le foyer qui porte tous les souvenirs, souligne Cécile Foissey, et l’atelier qui va avec. Je conseille souvent d’ailleurs à ceux qui aiment bricoler de penser à se créer un atelier dans leur nouvelle demeure, quand c’est possible. »

Si le cédant reste sur place et compte aider son repreneur, il est important d’en fixer les règles dès le départ avec lui, même quand l’exploitation a été cédée à l’un de ses enfants. Il paraît aussi essentiel d’en discuter au sein de son couple. « Certaines femmes ont tout géré seules à la maison. Elles entendent bien souffler un peu à leur retraite, partager et échanger avec leur époux, poursuit Cécile Foissey. Il ne s’agit pas d’imposer au conjoint ses envies, mais d’en discuter ensemble pour trouver un nouvel équilibre. Certains ne jurent que par leur clocher, d’autres rêvent à des voyages. C’est le moment d’en parler. »

Des parcours de préparation gratuits

Détresse pour les uns, libération pour d’autres, aucun passage à la retraite ne se vit de la même façon. Des constantes demeurent toutefois : le niveau des pensions en agriculture n’aide pas en général à appréhender cette nouvelle phase avec sérénité. Par ailleurs, la transmission, très regardée d’un point de vue économique et technique, demeure peu accompagnée sur le plan psychologique. « Les parts sont cédées le 31 décembre et le 1er janvier suivant, on commence à penser à sa retraite. Mais c’est déjà trop tard. L’idéal serait de s’en préoccuper cinq ans avant son départ, conseille Régis Desseaux. Comme l’on construit son installation et sa vie professionnelle, il faut prendre le temps de construire sa vie de retraité. Quitte à l’écrire. C’est bien connu, un projet prend naissance à partir du moment où un autre peut le lire. »

La MSA propose des parcours gratuits de préparation à la retraite, à destination des exploitants et des salariés. Des groupes de discussion sont ainsi mis en place afin de mieux appréhender les nouveaux droits et réfléchir à l’après.

En profiter

D’une façon générale, les experts en relations humaines sont toutefois encore peu sollicités au moment d’une transmission. « Les exploitants âgés de de 40 à 50 ans recourent en revanche beaucoup plus à ce type d’accompagnement, note Cécile Foissey. Il est peut-être plus facile de préparer son avenir quand on sait qu’il reste encore quinze ou vingt ans à travailler au sein de son exploitation. C’est aussi une question de génération » qui peut laisser augurer des départs à la retraite mieux construits à l’avenir.

Aujourd’hui, la grande majorité des jeunes retraités ont par ailleurs devant eux un laps de temps beaucoup plus long avant de rentrer dans le grand âge que leurs aînés. En témoigne la progression de l’espérance de vie en bonne santé à 65 ans, qui, selon la Drees, s’établit aujourd’hui à 10,1 années pour les hommes et 11,2 années pour les femmes.

« Dans notre société, quand on parle retraite, on se met à vous parler de choses un peu mortifères (notaire, succession, dépendance, assurance obsèques, prothèse de hanche…). Ça ne fait pas rêver, souligne Cécile Foissey. Pourtant, il faut savoir que les assureurs­ misent sur encore trente ans de vie pour un retraité. Alors autant en profiter ! »

Dossier réalisé par Rosanne Aries