Lors des quatrièmes rencontres de la méthanisation en Normandie en décembre, vous avez attiré l’attention sur les projections d’évolution en France. Quels sont les enjeux ?

Je tiens à rappeler que je considère la méthanisation comme une formidable opportunité. J’y mets toutefois une condition : qu’elle soit placée au cœur de l’agriculture. Or, les projections telles que celle présentée en septembre 2024 par GRDF, GRTgaz et Térega m’interpellent. Celle-ci prévoit une multiplication par 3,7 de la production de biométhane à l’horizon de 2030, puis par six en 2035 et par dix en 2050.

Un tel développement pose de nombreuses questions concernant la valeur ajoutée, le financement des installations, la valorisation des digestats, mais aussi les impacts sur les filières agricoles. J’ai également des doutes sur nos capacités à atteindre de tels objectifs, sachant que nous avons mis dix ans à parvenir à une production de 13 TWh (1).

Vous insistez notamment sur la disponibilité de la biomasse. Pourquoi est-ce si préoccupant ?

De sérieux conflits d’usage se dessinent. D’après le Secrétariat général de la planification écologique (SGPE), l’agriculture française produit et importe 265 millions de tonnes de biomasse (2) actuellement. Celle-ci est totalement mobilisée pour l’alimentation, le retour au sol et l’exportation. 80 % des surfaces agricoles françaises sont allouées à l’alimentation animale. La part consacrée à la production de bioénergie est, à ce jour, en majorité captée par les biocarburants.

Le Secrétariat général de la planification écologique souligne également que cette biomasse est fortement dépendante de l’azote minéral, lequel est fortement émetteur de gaz à effets de serre. Or, l’agriculture devra réduire ses émissions par deux pour respecter la stratégie nationale bas-carbone, ce qui impactera la productivité.

Yves Le Roux est porteur de la Chaire industrielle AgroMétha et professeur à l’Ensaia-Université de Lorraine. (© Yves Le Roux)

Pour atteindre les niveaux de développement de la méthanisation annoncés, soit 130 TWh, le rapport de Solagro de septembre dernier estime qu’il faudra libérer plus de 50 millions de tonnes de biomasse. Il table sur une division par deux du cheptel bovin pour des raisons de décarbonation et de disponibilité de la ressource pour son alimentation. Cela impliquerait un changement des habitudes alimentaires qui n’est pas observé à ce jour. Ce scénario n’est pas isolé et se rapproche de celui du Shift Project publié en novembre et d’une des trajectoires dessinées par l’Ademe en 2021.

Que recommandez-vous dans ce contexte ?

Il est urgent de mettre tous les acteurs autour de la table pour une approche systémique. Les scénarios actuels ont pour hypothèse une réduction de 30 à 50 % de l’élevage de ruminants. Au-delà de la production agricole, ces perspectives auront des conséquences sur nos outils industriels.

Pourquoi le moment est-il crucial à vos yeux ?

En novembre 2024, ces projections ont été reprises par l’État français dans sa programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE-3) en faisant une feuille de route de l’action publique. La méthanisation devient un élément du mix énergétique français, plus qu’un projet agronomique ou agricole.

À mes yeux, il n’est pas trop tard mais une concertation impliquant les filières est urgente. Dans un contexte de décapitalisation nette du secteur de l’élevage, la méthanisation peut même s’avérer précieuse pour préserver les prairies, qui sont de précieux stocks de carbone.

(1) en térawattheure.  (2) exprimée en tonnes de matière sèche.