La recherche de la noblesse s’inscrivait dans des stratégies familiales (lire La France agricole du 1er avril 2022). Jean-Louis Navarre achète pour son père, en 1729, la première charge de secrétaire du roi, qui dispense de la taille, au prix de 21 471 livres. Tous les enfants deviennent écuyers et la charge est même « louée » ensuite à un cousin, Antoine-Martin. Magistrats, militaires ou simples propriétaires-cultivateurs, les Navarre anoblis profitent de l’exemption fiscale sur leur exploitation. Ils en trafiquent même. En 1761, Marie-Catherine Navarre accorde à son fermier le droit de se déclarer simple régisseur pour bénéficier de son privilège d’exemption moyennant 2 000 livres, somme déductible de son bail si le fisc venait malencontreusement à s’en apercevoir ! Peu à peu appropriation foncière et anoblissement marchent de pair.
Exemption fiscale
Juridiquement nobles et installés au sommet de la hiérarchie urbaine locale – Meaux en l’occurrence – les Navarre restent attachés à leurs entreprises agricoles. Chevalier, conseiller au Grand Conseil, Jean-Louis Navarre de Maisonneuve réside bien à Paris pour les fonctions de sa charge, dans la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs. Cependant, son adresse « ordinaire » demeure sa ferme de Mitry-en-France. Capitaine de cavalerie et lieutenant de roi pour Rennes et Meaux, Denis Navarre de Longuejoue, son frère, installe un ménage de régisseurs dans la ferme familiale de Villeroy, qu’il tient à faire valoir « par ses mains », tout près de son appartement de Meaux, où il conserve les 1 506 volumes d’une étonnante bibliothèque. Il faut un déracinement spectaculaire, lors de son mariage en 1772 avec la fille du directeur des postes de Marseille, et la nécessité de mobiliser un capital important, pour que Jean-Louis-Martin Navarre de la Briquette vende sa part d’héritage à Villeroy, en 1786.
Même aux Amériques, les Navarre expatriés restent fidèles à leur identité : arrivé sur le site de Détroit, au fort Pontchartrain comme intendant et notaire royal en 1729, Robert Navarre devient adjoint au gouverneur jusqu’à la conquête anglaise de 1760. Il se fixe ensuite sur la « ferme Brevoort », qui devient la Navarre farm où il perpétue la tradition familiale. À l’instar de ses parents du Vieux Continent, il inaugure une descendance prolifique de colons autour des Grands Lacs. L’un de ses petits-fils, Peter Navarre (1782-1863) régularise en 1834 une union avec la fille d’un chef indien algonquin, de la tribu des Potawatomis : entrepreneur lui aussi, il fonde la ville de South Bend, dans le nord de l’Indiana.
Au sommet de l’aristocratie agricole, les Navarre ont donc allié mobilité et continuité. À l’enracinement familial dans le cadre d’une région de 500 km2 a répondu une ouverture géographique infiniment plus large ; à la continuité socioprofessionnelle manifeste dans la reproduction des fermiers, une aptitude indéniable aux entreprises extérieures ; au clonage social renforcé par une consanguinité extrême, une étonnante ouverture qui, des Rohan-Chabot du vieux royaume aux Indiens Potawatomis du Nouveau Continent, a tissé un cousinage planétaire.
Jean-Marc Moriceau, Pôle rural, MRSH-Caen