Raphaël Mathevet, vous êtes écologue et géographe au Centre national de la recherche scientifique. Vous avez publié à la fin de 2022 un livre intitulé « Sangliers, géographies d’un animal politique ». Pouvez-vous résumer celui-ci en quelques mots ?

« Avec mon collègue Roméo Rondon (co-auteur), nous nous sommes interrogés sur le changement de statut du sanglier. Pendant longtemps, le sanglier était a été considéré comme une espèce rare et mythique, un digne représentante de la forêt et du monde sauvage. Les chasseurs en avaient fait un gibier particulièrement noble qui était donc recherché en raison de sa combativité et de sa capacité à défendre sa peau

Aujourd’hui, banalisé et considéré en surnombre, on ne parle du sanglier que pour évoquer les problèmes qu’il occasionne, que ce soit des collisions routières, des dégâts agricoles ou des tensions sociales avec les gestionnaires d’aires protégées. À travers ce livre, nous nous sommes demandé quelle place le sanglier a-t-il aujourd’hui dans notre société ?Pourquoi en est-on arrivé là dans bon nombre de régions en France et pourquoi y a-t-il autant de problèmes avec cet animal ? ». 

En France, comment a évolué la population de sangliers en 50 ans ? Quel est son effectif actuel ?

« Contrairement à d’autres espèces, le comptage des populations de sangliers est assez compliqué car ils vivent dans des milieux fermés et difficiles d’accès. Aussi, le seul moyen d’appréhender les effectifs passés et actuels est de se baser sur les tableaux de chasse. À l’échelle nationale, si on tuait seulement 35 000 sangliers par an au début des années 1970, on en tue plus de 820 000 aujourd’hui.

Avec ces données, les spécialistes estiment que la population actuelle de sangliers compte entre 1,5 et un peu plus de 2 millions d'animaux. Cette augmentation de la population peut être liée à l'évolution de l'effort de chasse, mais on peut penser qu'elle reflète raisonnablement une partie de l'évolution de la population. »

On estime le montant des dégâts agricoles liés aux sangliers entre 35 et 40 millions d'euros.

Comment expliquez-vous cette évolution ?

« Cette évolution a typiquement une dynamique et une origine multifactorielle. Le premier facteur est l’exode rural. L’abandon des vergers et des terres agricoles, notamment sur les fortes pentes du Massif central, des Alpes ou d’ailleurs, a provoqué une afforestation qui procure de nombreux abris au sanglier. Les forêts qui couvrent aujourd’hui 30 % du territoire national offrent également, avec les terres agricoles, d’importantes ressources alimentaires disponibles pour les sangliers telles que les glands, les champignons ou les restes de récoltes. 

Le second élément est le changement climatique, avec ses hivers plus doux, qui réduit fortement la mortalité naturelle du sanglier. Le changement climatique entraîne également une fructification plus fréquente des fruits forestiers, participant à rendre la nourriture abondante pour le sanglier. Ensuite, la disparition des prédateurs de nos forêts et de nos campagnes comme le loup et le lynx, pendant tout le XIXe et le XXe siècles, est aussi un facteur explicatif. En effet, il n’y a aujourd'hui plus de régulations naturelles par ces grands prédateurs malgré leur retour ces dernières années. 

Le troisième facteur est la chasse. Durant les trente glorieuses, avec la modernisation de l’agriculture, sa mécanisation et tous les remembrements, on a assisté à un effondrement de toutes les populations de petits gibiers à poils ou à plumes dans l’espace rural. La disparition de ce petit gibier menaçait alors la pérennité de l'activité de chasse. Pour éviter que les chasseurs ne raccrochent le fusil, l'idée est apparue de se tourner vers les populations de grand gibier, et notamment de sangliers, afin de proposer de nouvelles proies aux chasseurs. Pour ce faire, les institutions cynégétiques ont créé les conditions les plus favorables possibles. À l’échelle locale, des élevages, des lâchers de sangliers et des points de nourrissage et d’abreuvement ont été mis en place. Localement, certains particuliers ont cru bon de croiser les sangliers avec des porcs domestiques pour accroître la prolificité. En parallèle, les chasseurs se sont mis à pratiquer une chasse, dite « conservatrice », pour faire en sorte de ne pas tuer les mâles reproducteurs et les laies dominantes, garantes de la bonne structuration sociale des groupes. 

La fin du droit d’affût a aussi joué un rôle non négligeable. Jusqu'à la fin des années 1960, les agriculteurs avaient le droit de tuer le sanglier ou l'animal qui venait faire des dégâts sur leur propriété. Mais pour pouvoir mettre en œuvre une gestion cohérente des populations de sangliers et maîtriser le nombre d'animaux abattus, les agriculteurs ont perdu ce droit d'affût contre un droit à être indemnisés des dégâts occasionnés par les fédérations départementales de chasseurs. 

Enfin, le sanglier est une espèce très intelligente, omnivore et qui possède une très grande capacité d’adaptation. Aujourd’hui, on peut le retrouver aussi bien en montagne, en plaine ou en forêt, qu’en milieu urbain ou dans les terres agricoles. Tous ces éléments conjugués sont ainsi rentrés en synergie et ont créé les conditions d'explosion des populations de sangliers. » 

À combien sont estimés les dégâts agricoles causés par le sanglier ?

« Ces dernières années, on a eu une explosion des dégâts agricoles. À l'échelle d'un département, il y a encore quelques décennies, cela représentait quelques milliers où dizaines de milliers d'euros pour une fédération de chasse. Aujourd’hui, certaines fédérations se sont approchées du million d'euros, ce qui impacte fortement leurs trésoreries mais aussi celles des agriculteurs.   

À l'échelle nationale, le chiffre est colossal. On estime entre 35 et 40 millions d'euros le montant des dégâts agricoles liés aux sangliers chaque année, sans compter les frais d'administration et de prévention. » 

Sans les chasseurs, la situation serait encore plus dramatique.

Selon vous, les prélèvements sont-ils vraiment efficaces pour réguler la population de sangliers ?

« La grande capacité d’adaptation du sanglier a provoqué un effet d’emballement de la population avec une dynamique exponentielle. Au sein d’une population de sangliers qui est chassée, la laie va se reproduire plus jeune et faire plus de jeunes pour répondre à la pression de la chasse. Finalement, dans des conditions environnementales où la nourriture est presque partout et où il y a peu de mortalité naturelle, le seul facteur de régulation est la chasse. Sans les chasseurs, la situation serait encore plus dramatique bien qu’il conviendrait de tester encore certains effets et actions alternatives. 

Du fait des tensions sociales autour du sanglier, de plus en plus on demande aujourd’hui aux chasseurs de s’éloigner de l’essence même de la chasse – à savoir laisser une chance au gibier – pour devenir des régulateurs, tuant sans distinction les femelles comme les mâles, les vieux comme les jeunes… afin de faire tomber le niveau d’une population à un niveau qui serait acceptable du point de vue de la société. 

Mais sur le terrain, on a deux cas de figure. D’un côté, certains chasseurs cherchent à répondre à la demande des agriculteurs et des préfets pour faire diminuer la taille des populations locales de sangliers. Et de l’autre, certains chasseurs qui ont accepté de jouer le jeu pendant un temps mais qui désormais ne le souhaitent plus, pensant que cela n'a pas de sens de devenir des opérateurs de destruction d’un gibier. » 

Une solution qui a émergé ces dernières années pour réguler la population de sangliers est la stérilisation des laies. Qu’en pensez-vous ? Existe-t-il d’autres solutions ?

« Personnellement, je pense que c'est du cas par cas. Pendant longtemps, on a cherché une solution universelle pour résoudre le problème de surpopulation du sanglier. En réalité, il y a un enjeu à travailler à l'échelle locale avec les différentes parties prenantes (agriculteurs, gestionnaires, chasseurs, opérateurs touristiques, habitants…) pour réfléchir à la place du sanglier que l’on veut finalement dans nos territoires. Quelle place est-on prêt à lui donner, à quel prix et avec quels moyens ? 

On peut jouer sur le niveau de prélèvement ou aménager l’espace avec différents types de clôtures, en entretenant certaines zones pour éviter le stationnement des animaux. En parallèle, il existe différentes expérimentations ici et là comme la stérilisation des laies ou la contraception mais le coût, l’efficacité et les risques sont encore à évaluer. On peut également jouer sur les mécanismes de dégoût des animaux en utilisant, par exemple, des répulsifs à l'entrée du champ pour les repousser ou encore des ultra-sons. Il y a donc un enjeu à trouver le meilleur dispositif localement car tout n'est pas adapté partout. 

Il n’y a pas une solution universelle mais plein de petites solutions ad hoc qui nécessitent davantage de confiance, de discussions et de respect mutuel entre les différents partenaires sur un territoire. » 

Hormis les dégâts agricoles, la population française est confrontée régulièrement au sanglier. Pour exemple, on dénombre de plus en plus d’accidents causés par cet animal. Avez-vous une idée du nombre de collisions par an avec des sangliers en France ?

« Actuellement, on enregistre 35 000 à 40 000 collisions par an avec la faune sauvage, dont l’essentiel concerne le sanglier. Si ce chiffre peut s’expliquer par la hausse du nombre de sangliers, il s’explique aussi par l’étalement urbain, l’extension du réseau routier en France et les 38 millions de voitures ou 600 000 camions sur nos routes, bref la présence et la mobilité de plus en plus importante des humains sur le territoire.