«Quand je serai grand, je serai moissonneuse-batteuse », an­nonçait fièrement, à 4 ans, Tangui Le Cras, dans les pas de son père, éleveur laitier à Glomel, dans les Côtes-d’Armor. Mais une fois le bac agricole en poche, il quitte la ferme et devient technicien du son. « Je ne veux pas de la même vie que mes parents, explique-t-il. Je les ai trop vus se faire mal avec ça. Quand je vois mon père s’acharner au travail avec son corps cassé, j’en pleure autant que ça me met en colère. »

Dans son documentaire Je ne veux pas être paysan, sorti en 2018, Tangui Le Cras, devenu réalisateur, montre chaque étape de son cheminement, de la colère à une véritable déclaration d’amour à son père, passionné par son métier et sa terre. Sur plusieurs années, il donne à ressentir les montagnes russes auxquelles lui, en tant qu’enfant d’agriculteur, il est confronté. L’éventualité d’une transmission de la ferme familiale apparaît comme un casse-tête, même si dans les commentaires il s’y oppose fermement. Mais, petit à petit, les souvenirs heureux émergent. Et le réalisateur-enfant apparaît de plus en plus sur les images, quittant sa caméra pour aider son père aux travaux­ des champs. De là à devenir paysan…

Choisir de s’installer

Reprendre ou ne pas reprendre l’exploitation familiale, la question taraude presque tous les enfants d’agriculteurs. C’est aussi une chance, probablement l’issue d’un combat : ils ont obtenu le fait d’avoir le choix de s’installer quand leurs aînés ne l’avaient souvent pas. La reprise n’est donc plus systématique : selon l’Insee, 46 % des fils d’agriculteurs deviennent ouvriers ou employés, 26 % exercent une profession intermédiaire ou deviennent cadres et 28 % conservent un statut d’indépendant. Reste que l’agriculture continue à figurer parmi les univers professionnels où la transmission intrafamiliale est la plus forte. La crise sanitaire semble aller à la faveur de cette orientation bien ancrée. Après des mois de restrictions sanitaires, les exploitations ont, en effet, vu revenir sous leur toit des enfants en mal d’espace , jusqu’à y reprendre goût.

Pour recoller à la terre

C’est le cas de Laura Charpentier, en Seine-et-Marne. Rien ne la prédestinait à travailler à la ferme familiale. Mais à 28 ans, elle vient de quitter la ville et son emploi pour regagner l’exploitation. « Je travaillais depuis janvier 2017 dans une start-up à Paris, une boîte dédiée aux logiciels de recrutement. Donc rien à voir avec l’agriculture », décrit-elle. Pendant la période de confinement, en 2020, elle est retournée vivre à la campagne. « J’ai retrouvé une telle qualité de vie que je n’ai plus voulu regagner­ la ville. » Elle a rejoint ses parents à la ferme où son frère aîné, Alexandre, a lui-même fait son retour un an et demi plus tôt. Cet ingénieur, employé dans une banque à Paris, a en effet également­ tout plaqué pour devenir agriculteur, quand bien même il n’en avait jamais exprimé le souhait. Le cadre de vie a orienté leur choix à tous les deux, leur volonté de « retrouver un emploi plus concret aussi », souligne­ Laura.

Caroline et Romain Deloustal ont eu, de leur côté, le déclic dès 2016. Eux non plus n’avaient pas prévu de devenir agriculteurs. Rien ne pourrait les faire aujourd’hui changer de situation, assurent-ils. « Je ressentais l’envie de faire des choses de mes mains », explique Romain, 33 ans, qui a quitté Montpellier et son emploi dans l’immobilier pour les terres de ses beaux-parents à Vendémian, dans l’Hérault. Caroline a fait le même choix. Ses parents les ont accompagnés les deux premières années avant de partir à la retraite. « Nous ne regrettons rien. Nos expériences passées nous aident tous les jours. C’est une chance d’avoir connu autre chose avant de nous installer », précise Romain.

En révisant le modèle parental

L’éleveuse de vaches laitières, Caroline Delepierre-Piat, installée à Roncq, dans le Nord, aurait aimé reprendre plus tôt la ferme de ses parents. Mais sur les conseils de sa mère, elle a d’abord exercé « un métier à elle, au cas où ça n’irait pas ». « Je suis donc devenue aide-soignante. » Puis l’agriculture l’a rattrapée : de 2008 à 2015, Caroline a pratiqué ses deux métiers dans le même temps. « En 2009 et 2017, lors des crises du lait, je suis retournée à temps plein en maison d’accueil spécialisée handicap physique et mental. » À 39 ans, elle est enfin éleveuse à part entière. Son mari l’a même rejointe l’année dernière. Elle a revu l’organisation parentale en supprimant l’élevage de chevaux de concours, en créant­ un atelier de transformation et en ouvrant la ferme aux enfants « pour des journées pédagogiques ».

Guillaume Fourdinier, le cofondateur d’Agricool, a davantage forcé le trait de l’innovation en lançant, en 2015, un autre modèle de ferme que celui de ses parents, céréaliers et producteurs de pommes de terre dans le Pas-de-Calais. Avec son acolyte, Gonzague Gru, également fils d’agriculteur, l’ex-étudiant en école de commerce fait pousser des fraises, salades et herbes aromatiques dans des containers « pour mieux manger en ville. J’ai la fibre de l’agriculture mais je l’ai exprimée autrement ». Cet aîné d’une famille de quatre enfants voulait « construire son futur plutôt que le subir » et répondre, à sa façon, à un besoin des consommateurs, « ce qui cadre assez bien avec l’essence même de l’agriculture ». Son petit frère devrait reprendre la ferme des parents. Guil­laume Fourdinier souligne l’importance d’évoquer la transmission avec tous les enfants, comme cela s’est produit chez lui. « En parler au sein de la famille et faire intervenir quelqu’un d’extérieur aident à libérer la parole et les opinions pour éviter tout conflit. »

S’entendre entre enfants

« Entamer le dialogue tôt » paraît aussi essentiel à Julie Meurisse, « à condition de ne pas fermer la discussion, prévient-elle. En tant que parents, il faut écouter les envies et craintes de chacun mais aussi faire comprendre qu’à un moment il faut prendre une décision. À 18 ans, si mes parents m’avaient demandé de reprendre la ferme, j’aurais dit “non”. Je suis pourtant devenue agricultrice. Il faut régulièrement discuter de la transmission au sein des familles ».

Originaire de Normandie, Julie Meurisse s’est installée dans les Landes, en 2019, avec son mari sur la ferme familiale de celui-ci. « Auparavant, j’ai travaillé durant douze ans dans l’agroalimentaire. J’ai eu l’occasion de réaliser des négociations avec des acheteurs de la distribution. Quand j’ai vu comment ça se passait, je me suis dit qu’on ne pouvait pas laisser les agriculteurs dans cette situation. J’ai pensé aussi que je n’étais pas du bon côté de la barrière. » En revanche, « l’agriculture n’a jamais cessé de trotter dans ma tête, se souvient-elle. Mais je ne m’imaginais pas m’installer seule ».

Elle saute le pas avec son mari. Son frère cadet est alors déjà installé depuis 2011 sur la ferme de ses parents. « La question de la reprise de l’exploitation au sein de ma famille ne s’est pas posée puisqu’avec mon mari nous avions une autre possibilité. » Ses parents l’ont laissé libre de choisir, tout comme ses beaux-parents ont anticipé, puis les ont accompagnés elle et son mari. « Pour nous, tout s’est bien passé. Mais des enfants d’agriculteurs, trentenaires, sont lassés de leur vie de salarié et se disent qu’ils vont revenir à la ferme. Sauf que le frère ou la sœur y est déjà. C’est là que les ennuis peuvent commencer car des choix ont été faits. S’il est possible­ d’anticipe­r, il faut le faire. »

À l’heure où le nombre de départs à la retraite inquiète, il apparaît ainsi plus qu’opportun d’entamer le dialogue auprès de tous les enfants, même ceux qui, jusqu’ici, n’avaient pas pensé devenir agriculteur, ou osé en parler.

Dossier réalisé par Rosanne Aries