« Au début de ma carrière, à l’aube des années 1980, je n’avais pas intégré une quelconque considération de la sensibilité, et encore moins de la conscience animale, qui se définit comme la perception qu’un être vivant a de son environnement et de lui-même. Ces questions, je ne me les posais tout simplement pas. Il faut dire que les études vétérinaires de l’époque n’abordaient pas ces aspects. L’animal était perçu comme un objet auquel on conférait une dimension avant tout utilitaire, en particulier dans le cadre de l’élevage. Je gardais en tête la domination de l’homme sur l’animal. Cette approche est aussi le fruit de plus de deux mille ans de culture judéo-chrétienne, qui considère que “les animaux n’ont pas d’âme”.

Une longueur d’avance sur les vétérinaires

J’ai exercé en Saône-et-Loire, en plein secteur charolais. Et contrairement aux opinions répandues, ce sont des clients éleveurs qui m’ont interpellé et alerté sur le fait que les vétérinaires n’étaient pas toujours attentifs à la sensibilité animale et à la douleur. C’était par exemple le cas lors de vêlages difficiles, nécessitant une extraction forcée. J’oserais même dire que beaucoup d’éleveurs ont une longueur d’avance sur les vétérinaires à ce sujet. “Un éleveur, c’est celui qui touche ses animaux. Leur bien-être, c’est mon bien-être”, me disait l’un d’eux, prenant ses vaches à bras le cou. Les éleveurs ont un regard éclairé sur la relation entre l’homme et l’animal. Les organisations professionnelles agricoles y ont aussi beaucoup contribué. De plus, l’Inrae a aujourd’hui réalisé d’importants travaux de recherche sur la conscience animale.

Citadins et ruraux s’entrechoquent

Dès lors qu’on domestique les animaux et qu’on les rend dépendants de l’être humain, on se doit de veiller à ce que leur bien-être soit maximal. Dans ma carrière, j’ai pourtant été témoin de maltraitances d’animaux d’élevage. Je n’ai jamais connu de telles situations sans qu’il n’y ait, en arrière-plan, un profond mal-être de l’éleveur. À chaque fois qu’il y a un problème avec les animaux, il y a en premier lieu un problème humain qu’il faut traiter. Il s’agit d’alerter, mais pas de dénoncer ni d’enfoncer. Aujourd’hui, les associations qui ont le plus contribué à la prise en compte de la sensibilité animale sont constituées d’urbains. Certaines “révélations” font bouger les lignes dans le bon sens. En revanche, il faut être clair : derrière certaines de ces organisations se trouvent des personnes qui remettent en cause l’élevage lui-même. On est alors sur une démarche idéologique et extrême, à laquelle je ne souscris pas. Il est évident que les approches du bien-être animal s’entrechoquent entre le monde citadin et le rural. Et de manière générale, ce débat sociétal est trop souvent occupé par des philosophes ou des juristes, et beaucoup moins par les vétérinaires et les éleveurs. C’est là une véritable anomalie. »

Propos recueuillis par Vincent Guyot

(1) La science face à la conscience… animale, 90 pages, éditions. Book-e-Book.