Le modèle familial a toujours la cote. Du moins dans les discours officiels. Sur le terrain, ses contours s’estompent.

« L’agriculture française est de moins en moins familiale », assénait la FNSafer; dans son étude sur le prix des terres en 2016. Celle-ci révélait que les seules exploitations qui progressent en nombre et en surface sont celles qui peuvent accueillir du capital non agricole et où la main-d’œuvre salariée dépasse la main-d’œuvre familiale. Et ce, malgré les biais statistiques conduisant à sous-évaluer, sans doute fortement, ces phénomènes.

L’exploitation familiale traditionnelle est confrontée à la concurrence d’investisseurs venus d’ailleurs, nationaux ou internationaux, proches ou extérieurs au milieu agricole. Leur puissance financière leur donne les moyens de se tailler la part du lion sur le marché foncier et parfois sur le marché tout court. Mais les contours de l’exploitation familiale sont aussi repoussés, depuis l’intérieur, par des chefs d’exploitation qui délèguent, embauchent, créent ou rachètent des sociétés. Et ouvrent parfois leur capital à des investisseurs externes.

Hier marginal, ce phénomène prend aujourd’hui de l’ampleur. Car la valeur de la terre et celle des exploitations, de plus en plus grosses et gourmandes en capitaux, sont décorrélées de la rentabilité de l’activité agricole. « Celui qui peut acheter une exploitation aujourd’hui est celui qui ne cherche pas à en vivre », nous a glissé un agriculteur.

Le recours à des investisseurs « partenaires » pour porter tout ou partie du foncier et du capital d’exploitation semble parfois le seul moyen d’éviter que l’ensemble soit acheté et exploité par des investisseurs « prédateurs » qui évinceraient les agriculteurs en place. Associés plutôt que concurrents, serait-ce la solution ? Peut-on d’ailleurs se passer de ces capitaux extérieurs si l’on veut maintenir des actifs agricoles sur le territoire ?

Lever le tabou

Pour lever le tabou sur un sujet qui ébranle notre représentation traditionnelle de l’agriculture, La France agricole a rencontré et interrogé des agriculteurs, éleveurs et viticulteurs, des chercheurs, des industriels, des distributeurs, des banquiers, des agents immobiliers… Elle a cherché à comprendre qui sont ces investisseurs venus d’ailleurs et dans quelle mesure leurs objectifs peuvent converger avec ceux des agriculteurs.

Chez les responsables professionnels rencontrés, le recours à des capitaux extérieurs ne suscite pas l’euphorie. Mais il est souvent jugé inéluctable, notamment lors des transmissions d’exploitation, surtout hors cadre. Les montants atteignent aussi des sommets dans le cas de restructurations, modernisations, créations d’activité, voire conversions bio de cultures pérennes.

Soupçon d’aliénation

Les partenaires économiques de l’amont et de l’aval se sont saisis les premiers de cette problématique, soucieux pour leur approvisionnement ou leurs débouchés. Soupçonnés de vouloir aliéner davantage les agriculteurs, ils hésitent encore parfois sur la façon de communiquer. La parole commence à se libérer. Parfois par les agriculteurs eux-mêmes, prêts à assumer leur choix. Et confiants dans leur capacité à rester autonome, malgré les contreparties forcément exigées.

Désormais, le secteur agricole attire aussi l’épargne des Français. Par un investissement dans du foncier, des vaches ou des parts de SCEA ou SCI, ou par un prêt participatif, tout citoyen peut aujourd’hui placer de l’argent dans un projet agricole concret. Les nouvelles offres qui se développent rencontrent du succès, tant la tendance est à la « recherche de sens ». L’indépendance semble davantage préservée que dans le cas d’un financement par la filière, mais le coût est rarement neutre pour l’agriculteur. Ils existent mais ils sont peu nombreux, les actionnaires qui acceptent une rémunération nulle pour leur placement…

Ne pas se tromper de débat

Les exploitations familiales seront-elles remplacées par des entreprises « banales » ? Les capitaux extérieurs peuvent crééer de toutes pièces des formes d’agriculture sans agriculteurs. Mais les exploitations françaises ne les ont pas attendus pour évoluer vers des formes de plus en plus capitalistiques, observent les chercheurs que nous avons rencontrés. Les capitaux extérieurs, quant à eux, peuvent financer tous types de projets : tout dépend du type d’investisseur impliqué et du canal d’investissement proposé. Dans la nébuleuse des investisseurs, le financier pur qui cherche un retour sur investissement côtoie l’industriel qui cherche à assurer le renouvellement des générations, et le particulier qui soutient un projet de ferme autonome, économe et locale…

Le débat sur l’origine des capitaux ne doit pas être confondu avec celui sur le modèle agricole. Même si, l’argent étant le nerf de la guerre, il est certain que ce phénomène amplifie et accélère la mutation de l’agriculture. Reste à savoir si les différents modèles, dotés de moyens financiers inégaux, peuvent coexister sur un marché concurrentiel. Il est peut-être temps de regarder les besoins, les risques et les opportunités en face. Et d’encadrer si nécessaire, sans interdire d’innover.