«Globalement, plus le paysage est complexe et hétérogène, plus les auxiliaires seront divers et abondants, et plus les services de régulation des ravageurs seront importants », explique Sandrine Petit Michaut, directrice de recherche à l’Inrae (1). Plusieurs méta-analyses récemment publiées vont dans ce sens. Cette complexité peut se décliner sous plusieurs formes : d’une part les éléments semi-naturels, ou infrastructures agro-écologiques (bandes fleuries, bandes enherbées, haies, bosquets…), et d’autre part la diversité des assolements. « Plus on a de cultures différentes dans un même rayon, plus on aura d’auxiliaires qui trouveront un habitat favorable », souligne-t-elle.
Moins d’études sur les ravageurs
« Il y a eu beaucoup d’études portant sur l’impact du paysage sur les auxiliaires, mais beaucoup moins sur les ravageurs, indique Sandrine Petit Michaut. Le lien entre paysage et ravageurs est beaucoup moins marqué : on trouve moins d’éléments statistiquement prouvés. C’est plutôt le climat qui joue sur ces populations. » Elle souligne toutefois des contre-exemples, comme les méligèthes, qui peuvent être favorisées par la présence de forêt, une partie de leur cycle s’y déroulant.
Le sujet est toutefois de plus en plus étudié, un manque de connaissances ayant été identifié. « Une thèse est par exemple en cours pour essayer de comprendre les variations de pression de bioagresseurs qu’on observe entre petites régions agricoles, en travaillant avec la base de données d’épidémiosurveillance Epiphyt. Ce que l’on trouve, ce sont essentiellement des données météo. La prochaine étape est de voir en quoi les paysages environnant les parcelles du réseau peuvent expliquer les pressions plus locales des bioagresseurs. »
Les pratiques culturales sont de plus en plus prises en compte dans la définition même du paysage. Si la vision du sujet a pu être assez binaire (éléments semi-naturels versus matrice agricole), « ces dernières années, l’idée est de mieux décrire la mosaïque agricole car elle peut avoir des qualités d’habitat très différentes », explique Sandrine Petit Michaut. Les pratiques (usages de produits phytosanitaires, travail du sol….) jouent beaucoup et sont ainsi des paramètres de plus en plus analysés à l’échelle du paysage.
« Un blé n’est pas équivalent à un blé »
Par exemple, l’effet positif du paysage environnant sur la prédation des graines d’adventices s’estompe au bout de 5 à 6 ans de semis direct (SD), alors qu’il reste vrai pour des parcelles en conventionnel ou qui viennent d’être converties au SD. « L’explication très probable, c’est qu’au bout d’un certain temps en SD, les organismes auxiliaires comme les carabes sont capables de se reproduire dans la parcelle, et donc ne viennent plus de l’extérieur. Cela montre bien qu’un blé n’est pas nécessairement équivalent à un blé. »
Cette notion de « paysage de pratique » est par exemple étudiée dans le cadre de la plateforme Ca-Sys (lire plus loin p. 56). « L’idée est de tester si des systèmes de cultures différents peuvent être complémentaires les uns avec les autres, à l’échelle d’un petit paysage. Un système pourrait être intéressant pour un auxiliaire, un autre pour une autre espèce », explique Sandrine Petit Michaut. Véronique Tosser, chargée de mission biodiversité chez Arvalis, complète : « À l’heure actuelle, on n’est pas capables de dire si un système de production est meilleur qu’un autre. Ce que l’on sait, c’est que les problèmes surviennent avec l’intensification des pratiques et la simplification à toutes les échelles. »
Ainsi, l’échelle du paysage est complexe à explorer au vu de la diversité des processus en jeu, de leur interconnexion, mais aussi de la lourdeur des démarches d’acquisition des données. Les chercheurs ont beaucoup travaillé sur des couples bioagresseur/culture ou infrastructure, avec le risque d’analyser sur des informations locales, ou bien ils ont étudié la question à très grande échelle, sur des tendances globales.
Des études au niveau d’un petit territoire se sont toutefois mises en place dernièrement. Citons, par exemple, le projet R2D2 (lire l’encadré p. 57), ou encore la plateforme Ca-Sys à l’Inrae de Dijon. Cette dernière a notamment pour objectif de tester, à l’échelle de 120 hectares d’un seul tenant, l’effet d’un paysage homogène ou non dans ses pratiques culturales (semis direct et/ou travail du sol possible) sur les processus de régulation biologique et les flux spatiaux d’organismes. Il faudra attendre quelques années pour en tirer des enseignements.
Sur le terrain, des convaincus
Faut-il pour autant attendre d’avoir toutes les validations scientifiques avant d’opérer des changements ? Les agriculteurs ayant mis en œuvre des démarches de diversification semblent, quoi qu’il en soit, convaincus de leur intérêt (lire l’encadré p. 54 et le témoignage p. 55).
Le travail sur l’assolement peut être une porte d’entrée intéressante sur la question. Des chercheurs de l’Inrae et du CNRS (2) ont montré, dans une étude parue en 2019, qu’augmenter la complexité de la mosaïque des cultures en diminuant la taille des parcelles et/ou en augmentant la diversité des cultures offre un levier d’action « considérable et largement sous-exploité » pour conserver la biodiversité dans les paysages agricoles. Par exemple, ils ont mis en évidence qu’une diminution de la taille moyenne des parcelles de 5 hectares à 2,8 hectares génère une augmentation de la biodiversité comparable à celle observée lorsque la proportion de milieux semi-naturels augmente de 0,5 à 11 %. « Le facteur de la taille des parcelles ressort de plus en plus comme majeur dans les dernières études, commente Véronique Tosser. Mais c’est un sujet qui est très difficile à traiter, car on recherche à définir des préconisations, des conseils qui soient également compatibles avec des activités agricoles. »
Scinder des îlots
François Omnès, chef du service Usages et gestion de la biodiversité à l’OFB (3), confirme : « L’idée est d’avoir une culture qui soit d’une taille optimum entre la limitation des risques sanitaires et le maintien d’une performance économique satisfaisante liée notamment au machinisme. On peut très bien avoir une mosaïque avec une rotation colza/blé/orge, en divisant les îlots en parcelles plus petites, assure-t-il. C’est d’autant plus pertinent en allongeant la succession culturale, mais c’est une première étape. C’est une façon de favoriser la biodiversité sans trop se pénaliser du point de vue économique, car toute la surface reste productive. » Ensuite, la création d’habitats semis naturels permet d’optimiser la mosaïque et ainsi de renforcer les capacités du territoire à produire des auxiliaires et limiter les occurrences de maladies.
Raisonner le paysage variétal
Christian Lannou, responsable du département Santé des plantes et environnement de l’Inrae, explique : « Les paysages agricoles sont vulnérables car ils sont constitués d’un petit nombre d’espèces cultivées, ce qui est favorable à la propagation des maladies. » Certains vecteurs, tels que les spores de champignon ou certains insectes, se déplacent beaucoup. Il estime que la gestion locale ne fonctionne que parce qu’on dispose d’une bonne protection chimique. « Mais dans une démarche de diminution des usages de pesticides chimiques, elle montre ses limites, et doit être complétée par une approche paysagère. La gestion de la virose sur les betteraves l’illustre bien » (lire l’encadré p. 56).
L’utilisation concertée des variétés résistantes à cette échelle se positionne ainsi comme un levier important pour diminuer les niveaux d’inoculum : « On a des armes, il faut apprendre à les utiliser. Nous avons notamment pu montrer que l’incidence de la rouille du blé est moins importante dans les départements français où les variétés utilisées sont les plus diverses », déclare le chercheur. Ces résultats seront prochainement publiés par l’institut de recherche. D’autres travaux ont aussi porté sur le phoma du colza.
Gestion concertée des dégâts d’oiseaux
Christian Lannou estime que les acteurs agricoles commencent à s’intéresser à la problématique. Mais cette gestion territoriale, échelle de travail à laquelle le monde agricole n’est pas habitué, n’est pas sans soulever des questions d’organisation.
Elles jalonnent notamment les travaux de Terres Inovia sur la gestion à large échelle des dégâts d’oiseaux sur les cultures telles que le tournesol. Christophe Sausse, agronome à l’institut technique, souligne : « Coordonner les semis pourrait être un levier pour limiter la prédation des cultures, car leur échelonnement favorise les dégâts. » Pour qu’une telle mesure soit efficace, la quasi-totalité des parcelles doit être engagée. Mais concrètement, comment établir et faire circuler l’information pour synchroniser les opérations aux champs ?
(1) Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.
(2) Centre national de la recherche scientifique.
(3) Office français de la biodiversité.