Des salariés en train de faire la queue devant une station-service à l'heure de la traite, le fournisseur de GNR qui ne décroche plus son téléphone ou la Cuma qui décale des travaux faute de carburant : les agriculteurs n'échappent pas à la pénurie qui touche l'ensemble de l'Hexagone depuis une dizaine de jours. Et elle tombe mal, en pleine période de semis de céréales et de récolte de betteraves, pommes de terre et maïs.
Si certains agriculteurs se sont retrouvés à sec (lire le témoignage ci-dessous), pour l’instant la "débrouille" permet de limiter la casse. Mais pour combien de temps encore ? Les livraisons de carburant se font au compte-goutte. "Aujourd’hui, on est à peine à 50 % des volumes de commande livrés", explique Hervé Lapie, président de la FRSEA du Grand Est, estimant qu’une fois la grève terminée, "il faudra au moins deux semaines pour retrouver des livraisons normales".
"Les fournisseurs ne répondent plus aux appels d’offres pour les commandes groupées", déplore de son côté la FRSEA du Centre-Val de Loire qui espère que celle de la semaine prochaine sera honorée, "sinon ça va être très compliqué". Franck Sander, président de la CGB (1), s’inquiète que les entrepreneurs, confrontés aux mêmes problèmes, fassent passer les semis de blé avant les arrachages de betteraves. Le transport vers les sucreries ou les usines de déshydratation est aussi extrêmement tendu.
Des chantiers essentiels retardés
Au sein des élevages, certains exploitants sont contraints de faire des choix et de prioriser les astreintes du troupeau. Afin de garantir l'approvisionnement en carburant des tracteurs attelés aux mélangeuses et des engins de manutention, ils retardent les semis de blé et les sursemis de prairies. Au-delà du soin quotidien aux animaux, les acteurs indispensables au bon fonctionnement des élevages sont en difficulté.
"Nous courons un peu partout pour avoir du carburant, rapporte Philippe Sibille, directeur de la coopérative d’insémination Elitest, basée dans l’est de la France. Mais les agriculteurs adhérents jouent aussi le jeu. Ils nous ont cédé du gasoil blanc, en stock chez eux, pour que nos inséminateurs continuent à rouler."
Dans le Pas-de-Calais, Nicolas Fagoo, négociant en bestiaux, n’a plus que quelques jours de stock de carburant pour faire tourner sa flotte de 10 camions. "Nous consommons environ 3 000 litres par semaine et nous n’avons été livrés que partiellement. Le risque, c’est que les bêtes restent en élevage", s’alarme-t-il. Le professionnel s’attache à optimiser encore plus ses tournées. "Quitte à ramasser un animal un jour plus tôt."
Les tensions sur le carburant nourrissent également l’inquiétude du secteur de la nutrition animale. "Le niveau des cuves est préoccupant chez les fabricants d’aliments et des transporteurs, observe Stéphane Radet, directeur du Snia. La semaine dernière, un tiers d’entre eux avaient un stock inférieur à trois jours."
Les marges sont impactées
La situation touche aussi de plein fouet la vente directe. "La Petite Ferme" maraîchère à Aufferville, dans le sud de la Seine-et-Marne, fait près de 200 km chaque semaine pour ses livraisons et des allers-retours réguliers à Rungis et à Paris. La hausse des prix du carburant ronge les marges. Et les pénuries n’arrangent rien : le week-end dernier, pour les portes ouvertes pour la "Balade du goût" en Île-de-France, les habitués parisiens ont annulé, faute d’essence.
Même constat à la ferme arboricole "Aux Champs Soizy" à Champcueil (Essonne) : la fréquentation a été divisée par deux par rapport à l’an dernier, et les visiteurs étaient des locaux. À Lalizolle (Allier), la SARL des Trois petits cochons, qui assure sept marchés hebdomadaires, s’inquiète de la baisse de fréquentation et des difficultés à faire le plein de leurs quatre véhicules au prix de longues heures d’attente.
Petite prolongation de la remise
Pendant que les livraisons de carburant s'effectuent au compte-gouttes, les prix galopent à une allure effrénée. En trois semaines, le litre de GNR a augmenté de 50 centimes. Il atteignait mardi 1,53 €/l TTC, en incluant la remise gouvernementale. La première ministre a annoncé la prolongation de la remise de 30 centimes par litre. Les agriculteurs auront donc jusqu'au 15 novembre pour remplir leur cuve de GNR à ce tarif bonifié.
Après cette date, la remise ne sera que de 10 centimes par litre jusqu'au 31 décembre 2022. Elle ne sera pas reconduite sous cette forme en 2023. Et il ne faut pas s'attendre à une amélioration à moyen terme : l'Opep +, qui regroupe les pays exportateurs de pétrole, vient de s'accorder sur une nouvelle baisse de la production, afin de maintenir des prix élevés. À ce rythme, le GNR pourrait frôler les 2 € TTC d'ici aux semis de printemps.