Thierry Graindorge, proprié­taire de la fromagerie éponyme, l’a annoncé à « ses » éleveurs le 6 juin : il a vendu l’entreprise familiale à Lactalis. L’un des fleurons de l’appellation d’origine protégée (AOP) Camembert de Normandie passe sous le contrôle du numéro un mondial des produits laitiers. Face à lui ne restent que les fromageries Gillot, Réaux et Gavray, ainsi qu’une poignée de producteurs fermiers.

« On attend de voir, affirme Stanislas Delabasle, président de l’OP, en se voulant rassurant. Thierry Graindorge a obtenu la garantie du maintien des deux sites de production, des 250 emplois et le respect de l’accord-cadre signé en mars dernier avec l’Organisation de producteurs Graindorge. » Un autre grince : « On connaît Lactalis et ses méthodes. » Stanislas Delabasle regrette la perte de la dimension familiale. « On n’aura plus un dialogue direct avec le propriétaire. Les décisions seront prises à Laval. » « Avec l’absorption de Graindorge, on perd un gros opérateur, souligne un observateur. Quand on se rapproche d’une situation de monopole, ce n’est pas bon… Les petits ont davantage de mal à s’exprimer. Néanmoins, Lactalis est préférable à un repreneur sans expérience dans les AOP. Il est plus à même de conserver l’excellence de l’appellation. »

Plier les cahiers des charges

Le groupe n’en est pas resté au camembert. Il est le premier producteur de fromages AOP : du Comté à l’Ossau-Iraty en passant par le Rocamadour ou encore l’époisses, il se targue de compter 36 appellations sur son plateau. Il n’est pas non plus le seul industriel de taille internationale à avoir investi les AOP. Sodiaal est également très présent. Savencia (ex-Bongrain) se retrouve lui aussi avec quelques AOP dans son gousset depuis son rapprochement avec la coopérative Terra Lacta. Dans certaines appellations, ils fabriquent plus de la moitié, voire trois quarts des tonnages (voir la carte).

Pour autant, l’approche des groupes de taille internationale est-elle compatible avec la philosophie des AOP, qui se fondent sur le terroir et la proximité ? Ils ne résistent pas toujours à la tentation de plier les cahiers des charges à leurs contraintes de production.

Le lait cru a longtemps été la principale cible. La guerre homérique du camembert, en 2007, a opposé les deux « gros » faiseurs, Lactalis et Isigny, aux « petites » fromageries et aux producteurs. L’enjeu : faire valider la thermisation et la microfiltration du lait. En vain. Le poids renforcé de Lactalis pourrait relancer ses velléités. Sauf que les temps ont changé. « Il y a une montée en puissance des produits à haute valeur ajoutée, remarque notre observateur. De plus, les bénéfices du lait cru pour la santé sont mis en avant, contre l’hygiénisation, alors que cette dernière va de pair avec l’accroissement de la taille des usines. »

Volumes. Les industriels peuvent avoir intérêt à maintenir des volumes de lait AOP excédentaires, qu’ils payent certes comme tels, mais dont la valorisation est sous-estimée. Ces volumes sans débouchés AOP sont sous la menace des prix du marché du lait standard et de mise en place de quotas AOP. C’est ce qui se profile pour l’Ossau-Iraty (voir encadré).

Dans la filière comté, trois acteurs privés et coopératifs se partagent plus de 50 % des tonnages. Ils poussent à augmenter les volumes, au risque de diminuer les retours aux producteurs. Selon un éleveur, « comprendre les enjeux de la filière et accepter la régulation des volumes est plus facile pour les acteurs locaux ». Pour Claude Vermot-Desroches, président de l’interprofession du comté (CIGC), « s’il y a une vision commune de ce que doivent être l’image et le fond du produit, c’est parfait. Si ce n’est pas le cas, c’est à terme une véritable catastrophe. »

Notoriété. Le saint mont des Alpes est un fromage affiné, au marketing plus que similaire à celui du comté et commercialisé par la même entreprise, Sodiaal. Il a fait couler beaucoup d’encre depuis l’obtention d’une médaille au SIA en 2016. « L’utilisation de l’image du comté par Sodiaal pour donner de la valeur à sa marque est un vrai problème, s’inquiète Claude Vermot-Desroches. Nous devons protéger nos valeurs afin qu’elles ne soient pas pillées. Et élever encore les valeurs de notre AOP en renforçant le cahier des charges. C’est un travail plus difficile et courageux que de pleurer après les grands groupes. Je ne suis pas naïf, mais opposer les « gentils petits » et les « méchants gros » est simplificateur. »

Débouchés. De plus, « les grosses entreprises sont une véritable opportunité pour développer des marchés extérieurs », note-t-il. Pour Dominique Chambon, président de l’ODG Rocamadour, l’arrivée de Lactalis a permis, deux ans auparavant, de traverser la crise de l’élevage caprin sans baisser le prix du lait. C’est ce que Stanislas espère pour le camembert. « J’attends de Lactalis qu’il conforte les AOP sans en faire juste des produits d’appel pour ses marques. » Mais attention, « on peut développer encore les volumes, mais il ne faut pas baisser le prix du lait, sinon les contraintes du cahier des charges pour les producteurs ne seront plus tenables », insiste-t-il.

Stratégie « volume »

Prix. C’est pourtant une désillusion que vivent les éleveurs de l’indication géographique protégée Saint-Marcellin. « Le prix de base est désormais le prix Lactalis Sud-Est, auquel s’ajoute une prime d’environ 30 €. Au bout de six mois, les paies étaient faites à Laval. On est loin de l’indépendance du début », regrette l’un d’eux.

Les producteurs de lait à roquefort qui livrent la Société des Caves, propriété de Lactalis, sont aussi « assez déçus », dit l’un d’eux. « Le prix est tombé à 910 €/1 000 l, près de 100 € de moins que nos collègues, alors qu’il était auparavant le même pour tous. » Avec la contractualisation, le prix est désormais fixé par entreprise, selon la valorisation de la collecte. La Société des Caves était historiquement chargée de résorber les excédents pour toute la filière, via la fabrication de fromages de type pérail ou feta, moyennant une péréquation des prix. Ce consensus interprofessionnel a volé en éclats. Pour les uns, il est le fait d’un petit transformateur, qui a refusé de transposer l’ancienne organisation. Pour d’autres, c’est la conséquence de la stratégie « volume » de Lactalis : il vient d’accorder une rallonge de 10 % à ses producteurs « pour compenser la baisse des prix ». Selon un producteur, « cette fixation des prix arrange tous les transformateurs ». Avec un petit air de « chacun pour soi » que ne connaissait pas la filière. Quant à Sodiaal, il mène une stratégie agressive de conquête de parts de marché en grande distribution en baissant ses tarifs – entraînant tous les prix dans son sillage.

Or, selon le président du CIGC, « le deuxième facteur de réussite est le partage équitable de la valeur ajoutée. On ne peut avoir de produits vertueux sans la reconnaissance de tous les acteurs. »