Alors que personne n’ose prédire une sortie de crise dans la filière laitière conventionnelle, le moral est au beau fixe dans la filière biologique. La consommation hexagonale poursuit son expansion, qu’il s’agisse de lait, de yaourts, de beurre ou de crème. En parallèle, les demandes de conversion explosent, entre la remise en cause d’un système conventionnel sans perspectives et une rémunération du lait qui fait des envieux.
La filière mise sur la déconnexion du prix du bio vis-à-vis de celui du standard. Dans la plupart des laiteries, c’est déjà le cas. Le groupement de collecte Biolait calcule son tarif de vente aux transformateurs « selon la volonté de rémunérer les producteurs », auquel il ajoute ses charges. Sodiaal sautera le pas dès avril. Lactalis accorde encore une prime « bio » mais devrait évoluer dans le même sens. En Allemagne, qui fait référence, le bio s’est largement affranchi du conventionnel : en 2015, il oscillait entre 450 et 480 €/1000 l selon le mois et la laiterie. Dans le même temps, le lait standard affichait entre 268 et 295 €…
En France, le différentiel est moins important. Depuis six ans, le lait bio est payé autour de 430 €/1 000 l en moyenne. Il a été rémunéré entre 370 et 430 €/1 000 l en 2015, et l’objectif de la filière pour 2016 est de 450 €/1 000 l minimum. Les prix ont certes reculé mais de « seulement » 3 à 7 % entre février et octobre 2015, avant de repartir à la hausse depuis, jusqu’à + 3,9 % en décembre dernier. Largement au-dessus des laits standard, qui enregistraient des reculs de 8 à 20 %, pour afficher 298 à 330 €/1 000 l.
De quoi décider certains éleveurs à passer le cap. L’Agence Bio a recensé 165 conversions en 2015. Les volumes s’établissaient à 558 millions de litres, soit 5,7 % de plus qu’en 2014, selon FranceAgriMer. Et 2016 s’annonce encore plus tendue : en janvier, la hausse s’accélérait, avec + 7,3 % par rapport à janvier 2015.
Biolait confirme être confronté à un afflux d’appels de la part d’éleveurs. « Depuis le début de l’année, c’est exponentiel », souligne Christophe Baron, son président. Au point que certains s’inquiètent de revivre le scénario du début des années 2000, lorsque les Contrats territoriaux d’exploitation (CTE) avaient créé un appel d’air, provoquant l’engorgement d’une filière encore fragile. Aujourd’hui comme il y a 15 ans, ne risque-t-on pas de déclasser des volumes, voire de provoquer un effondrement du prix en raison d’une surproduction ?
Gérer les afflux
« On manque encore de lait, on ne limite pas la collecte mais on fait attention aux volumes contractualisés, afin d’accueillir de nouveaux producteurs, précise Yvan Sachet, animateur de l’Organisation de producteurs APLBio Seine et Loire. Mais il faut optimiser la production et stimuler les marchés, c’est-à-dire préparer le développement de la consommation. » La difficulté principale consistera à gérer les afflux brutaux des volumes. « La filière a un bel avenir mais le développement se fait par paliers, avec des arrivées massives puis une stagnation des volumes. Il faut que les transformateurs soient prêts à l’absorber ! »
Même s’il subsiste des inquiétudes, la donne est différente de celle des années 2000. Cette fois-ci, les transformateurs eux-mêmes ont suscité cette vague de conversions, en contractualisant avec leurs propres producteurs, en 2015 et en début d’année 2016. La coopérative Sodiaal a fait fort : elle veut tripler sa collecte en passant de 50 à 150 millions de litres, impliquant la conversion de 300 à 350 producteurs. La moitié se situerait dans le grand Ouest, l’autre dans le Sud afin d’alimenter l’usine de Montauban (Tarn-et-Garonne), où se fabrique le lait infantile bio destiné au marché chinois. Les industriels sont à peu près couverts et ils suspendent les conversions. Biolait leur fournit le complément. Le groupement redoute-t-il de perdre des volumes auprès de ses clients ? Christophe Baron reste serein : « Nous travaillons avec plusieurs industriels, dont une partie seulement a sa collecte propre. En recrutant eux-mêmes des éleveurs, ils confortent leurs tournées pour remplir les camions-citernes mais ils auront encore besoin de Biolait pour compléter leurs approvisionnements. Ce sont des partenariats de long terme. »
Le groupement a récemment élargi sa tournée dans les Hautes-Alpes et le Sud Isère. La filière réfléchit à diversifier ses débouchés. Ce sera vers l’Europe. Les pays voisins font eux aussi face à une demande croissante. Selon l’association Lait bio de France, l’Allemagne et la Belgique sont passées de fournisseurs à clients de la France. « Nous exportons désormais 20 % de la production française, en partie vers les pays frontaliers – Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Irlande, Espagne, Italie, Autriche... Il y a un vrai appel d’air européen, avec par exemple six ou sept projets industriels en Allemagne de plusieurs centaines de milliers de litres. Et Arla recherche 250 millions de litres. » Prudence toutefois, car les conversions grimpent chez eux aussi.
Trésorerie asséchée
Alors, est-il possible d’accepter tous les candidats ? Sûrement pas. D’une part, parce que les aides au bio sont asséchées et, d’autre part, parce que le cahier des charges ne convient pas à tous. Les conversions entamées en 2015 concernaient principalement des fermes proches des exigences. Depuis le début de l’année, des agriculteurs plus éloignés des pratiques montrent à leur désir de se convertir. Cela suscite l’inquiétude d’Éric Guihery, secrétaire national lait à la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab). Car il est primordial de produire à moindre coût, les aliments bio pour bétail étant très onéreux, donc de viser un maximum d’autonomie alimentaire. « Nous expliquons qu’il est plus prudent d’attendre, explique Christophe Baron. En particulier à ceux qui sont motivés par un prix élevé et dont la situation financière est tendue. En effet, la période de conversion assèche la trésorerie. Il faut acheter des intrants bio tout en étant payé en conventionnel et les aides à la conversion sont toujours versées avec beaucoup de retard. Il vaut mieux se convertir quand la conjoncture est bonne ! »
(1) Biolait a le statut d’entreprise de l’économie sociale et solidaire depuis 2014.(2) En 2000, la France importait l’équivalent de 150 millions de litres de lait bio.