En 2010, pour la première fois, des agriculteurs finistériens ont osé défier les écologistes, qui avaient l'habitude de manifester tous les ans en Bretagne. Ils prenaient pour cible l'élevage avec un message simpliste : cochon + lisier + maïs = algues vertes. « L'année où ils ont défilé près de chez nous, on a décidé d'arrêter de prendre des claques, se rappelle Jean-Alain Divanac'h, éleveur laitier à Plonevez-Porzay (en bassin algues vertes). Nous avons organisé une contre-manifestation afin de démontrer que la réalité n'est pas si simple, de décrire les évolutions réglementaires que nous intégrons depuis des années et d'expliquer le fonctionnement des sols qui nécessite un certain temps de réponse. Nous voulions profiter de l'agitation médiatique que les manifestations suscitaient pour faire passer nos propres messages et diminuer le temps et l'espace consacrés aux arguments écologistes dans les médias. Ou, du moins, les mettre en perspective avec les nôtres. »
L'année suivante, une nouvelle manifestation écologique était organisée dans le département, avec sa contre-manif agricole. Puis les « anti-viande » ont lâché l'affaire. « Mais beaucoup d'associations, rassemblées sous la bannière d'Eaux et rivières de Bretagne, ont érigé les algues vertes en porte-drapeau, reprend Jean-Alain Divanac'h. Le sujet bénéficie d'un relais médiatique national démesuré : cette année, la quantité d'algues vertes a beaucoup diminué mais on continue d'en parler. Ces associations ont une grande capacité à mobiliser la presse. Et ça fait mal. »
PORTES OUVERTES
Certaines opérations connaissent cependant un succès triomphal. « A titre d'exemple, les portes ouvertes de porcheries attirent plusieurs centaines de personnes en un après-midi (lire page 49). Cela prouve qu'à côté de la minorité agissante, qui fait du bruit sur la base d'accusations simplistes, il y a dans la population une majorité silencieuse qui cherche à se faire une opinion juste. » C'est auprès de ceux-là que la profession s'efforce de communiquer.
Les agriculteurs ont un atout. Ils représentent l'une des professions les mieux aimées des Français. C'est Jérôme Fourquet, l'un des directeurs de l'institut de sondage Ifop, qui le dit. « On les voit comme des gens qui travaillent dur. On considère qu'ils font un beau métier, qui consiste à nourrir les autres et à être en contact avec la nature. Si les Français sont de plus en plus citadins, beaucoup se sentent encore proches du monde rural. Il y a cependant des débats et des polémiques concernant le respect de l'environnement et le bienêtre animal. Mais il ressort des sondages l'idée que cette profession ne fait pas n'importe quoi, qu'elle a su se réformer et qu'elle est soucieuse de préserver les grands équilibres. »
COLÈRE PAYSANNE
L'opinion des Français est d'ailleurs moins influencée par les campagnes de dénigrement des ONG que par les mouvements organisés par la profession agricole elle-même. Ainsi, après la grève du lait et les citernes vidées dans la nature, la cote des agriculteurs s'est effondrée en 2009 (voir ci-dessus). « Pourtant, 85 % des sondés estimaient cette colère justifiée, rappelle Jérôme Fourquet. Ce type d'évènement suscite de la compassion mais donne également une image peu valorisante de la profession. » Six mois après, la cote des agriculteurs retrouvait son niveau habituel. Même la campagne choc de FNE en 2011 ne l'a pas fait replonger. « La colère paysanne fait chaque fois des dégâts dans l'opinion car elle renvoie l'image d'un monde à part, toujours prêt à se soulever, confirme Jean-Luc Mayaud, spécialiste de l'histoire de la ruralité à l'université de Lyon 2. La société, qui connaît mal ce milieu, se raccroche aux évènements couverts par les médias, qui réactivent toujours les mêmes images. »
L'agriculture est pourtant chargée de valeurs positives au regard de la société, assure-t-il. Et ce, malgré sa mue entamée depuis la seconde partie du XIXe siècle. « A cette époque, la forte urbanisation métamorphose complètement la population. Seule une petite minorité reste travailler la terre. Elle devient alors nécessairement beaucoup plus performante pour nourrir le reste de la population, grâce à la modernisation, la mécanisation, la chimie, la sélection génétique... C'est ce qu'on appelait autrefois le progrès et qu'on appelle aujourd'hui le productivisme. La société française a d'abord eu une image très positive de ces producteurs dynamiques capables de nourrir le pays. » Jusqu'à ce que des questions se posent sur les qualités gustatives (baisse de la diversité génétique) et sanitaires (crise de la vache folle). L'environnement correspond à une attente plus récente de la société. Laquelle ne sait pas toujours bien ce qu'elle attend, d'ailleurs. « Le rôle de l'homme dans l'entretien du paysage n'est pas assez expliqué, souligne Jean-Luc Mayaud. Certains pensent que la friche, c'est la nature. » Quant à la communication sur les pratiques phytosanitaires et la gestion des effluents, elle est d'autant plus difficile que les détracteurs trouvent toujours un contre-exemple. « Depuis deux siècles, la profession renvoie une sorte de double image, conclut l'historien. Elle dispose d'un capital sympathie, doublé d'une suspicion envers un monde qu'on connaît peu et sur lequel on entend beaucoup de choses. La profession joue beaucoup sur l'ambiguïté.
Elle essaie d'entretenir l'image passéiste du bon paysan dur à la tâche et proche de la nature. Mais elle cherche aussi à montrer, depuis les années soixante, que l'agriculteur est un chef d'entreprise comme un autre, moderne et productif. Il devient donc difficile de stabiliser l'image. On a cru un moment que le « raisonné » et le « durable » allaient réconcilier les deux facettes. Pour l'instant sans succès... »
D'après le sociologue Roger Le Guen, « les agriculteurs ont pourtant des capacités de communication considérables. Mais ils ont longtemps privilégié la communication interne en négligeant la communication externe. A une époque, on pensait qu'on n'avait pas de comptes à rendre, qu'il fallait vivre cachés pour vivre heureux... Et pendant ce temps, le grand public ne voyait le monde agricole que lors des crises. Aujourd'hui, des agriculteurs s'ouvrent davantage, les agricultrices s'engagent et communiquent souvent avec plus de précision et d'investissement personnel. »
UN PUBLIC EXIGEANT
Reste qu'il est difficile de communiquer globalement car « la profession est devenue une sorte de patchwork de pratiques, de productions et de territoires, analyse Roger Le Guen. Il faut donc réussir à décliner cette diversité dans la communication, et à se mettre d'accord sur la stratégie. En outre, la communication à grande échelle coûte cher et demande du temps. Cela conduit parfois à rechercher des partenariats mais il s'agit d'en maîtriser les enjeux car les agriculteurs sont de plus en plus utilisés comme des sortes de garants. »
L'autre option reste la communication locale. « Lorsque les agriculteurs parlent de ce qu'ils font et de leurs produits, c'est toujours très bien perçu du public, poursuit Roger Le Guen. Ils en retirent généralement un bénéfice, économique ou non. Cependant, ils ont en face d'eux un public exigeant, qui pense que les agriculteurs sont responsables de ce qu'ils mangent (ce qui n'est vrai qu'en partie car il y a tout le reste de la chaîne), et qui croit souvent que le modèle à construire, c'est le bio. Le public veut être rassuré, réenchanté, sans grever son budget. Il est difficile pour l'agriculteur de réunir tous ces éléments. Ceux qui communiquent en direct ont intérêt à se former pour se préparer à répondre. »
Certains se font appuyer par un réseau. C'est le cas de Farre, qui organise des visites de fermes. Cependant, si l'association est axée sur l'agriculture raisonnée, l'aspect « environnement » est rarement mis en avant lors des visites, reconnaît Claude Richard, chargé de communication. « Pour toucher le grand public, il faut offrir des points d'accroche plus accessibles : vente directe, découverte des animaux... » D'autres agriculteurs optent pour une certification environnementale afin de valider leurs efforts (lire page 50). Mais souvent, la première étape, avant de se tourner vers le grand public, est de « faire prendre conscience aux agriculteurs eux-mêmes de la contribution positive qu'ils apportent à la société, relève Loan Jérôme, de l'association Trame. Beaucoup se présentent sur le registre de la justification avant d'être accusés... »
COMMUNIQUER SANS HONTE
Agriculteur élu à la chambre de l'Isère, Yves François explique cette posture défensive par « l'avalanche de réglementations qui nous tombe dessus, souvent sans qu'on soit consultés. Or, sans être des environnementalistes purs, on a une certaine connaissance de la nature. » Il reconnaît que l'agriculture a parfois « dérapé ». Mais par rapport à d'autres secteurs, qui ont un budget communication phénoménal et s'adonnent au « greenwashing », il reste beaucoup de sujets sur lesquels on pourrait communiquer sans honte ! » L'agriculteur a choisi de s'amuser des craintes du public en faisant un peu de provocation. « Lors des vistes de fermes qu'on organisait il y a quelques années, je mettais en évidence le pulvérisateur, qui est assez impressionnant car on est en Cuma intégrale : 27 m de large et 4 000 l de cuve. Pour le public, c'est un attirail de pollueur. Ensuite, je montrais l'ordinateur qui permet de régler les doses au litre près à l'hectare et les buses anti-dérives... Tous ces outils que les gens ne soupçonnent pas ! »
« Il reste difficile de toucher le grand public », constate de son côté Pierre Loubens, président de l'Association des agriculteurs d'Auradé, dans le Gers. Ce groupe s'est formé en 1992 pour travailler sur la protection de l'environnement dans les systèmes céréaliers. C'est notamment là qu'ont été testées les premières bandes enherbées. L'association communique activement au sein du microcosme agricole, mais pas au-delà. Pour l'instant. « Nous avons un projet avec les écoles, reprend Pierre Loubens. Nous avons décidé de commencer par là car beaucoup de choses s'y disent : c'est l'endroit où se forment certaines images. »
Ce que confirme Sabrina Gadet, enseignante en SVT, qui a emmené une classe de sixième visiter l'exploitation de Hervé Pommereau (lire ci-contre), au printemps dernier. « Les élèves ont compris le circuit du produit, du champ jusqu'à leur assiette, et mis un visage sur ce maillon de la chaîne. Eux, qui ne connaissaient que le bio et le « pas bio », ont découvert l'agriculture raisonnée, qui correspond à un état d'esprit qui leur convient ! »
LA DIVERSITÉ COMME ATOUT
Chez les écologistes aussi, on est prêt à admettre que « certaines formes d'agriculture vont dans le bon sens, dans le bio comme dans le conventionnel ». Jean-Claude Bévillard, vice-président de France nature environnement, insiste sur le fait qu'« il n'y a pas une agriculture mais des agricultures, avec des caractéristiques très différentes. Il faudrait que chacune soit mieux connue, avec ses spécificités. Chercher à communiquer sur l'agriculture comme si c'était un ensemble homogène dessert la profession car ça ne permet pas de mettre en avant les pratiques les plus vertueuses. »
Mieux se faire comprendre, notamment par la classe politique, est un véritable enjeu. Il n'y a rien d'étonnant à la fermeture d'un abattoir quand la production baisse. Ce n'est pas uniquement lié aux distorsions de concurrence mais aussi à la pression sur le plan environnemental liée aux décisions franco-françaises, sous couvert de l'Europe. Le maintien d'une filière porcine forte en Bretagne passe obligatoirement par davantage de libertés d'entreprendre et de développement de la production, souligne François Pot, président du groupement de producteurs de porcs Porélia.
Moins sous les feux de la rampe, l'agriculture franc-comtoise fait aussi face à son lot de clichés. La chambre d'agriculture a donc décidé de mettre en scène les pratiques décriées – parfois à tort – des agriculteurs (lire page 51). Même s'ils sont de moins en moins nombreux, face à un public toujours plus vaste qui les connaît de moins en moins, les agriculteurs savent faire preuve d'imagination pour se faire entendre.