« J’avais cette image dans ma tête. Comme sur la machine à traire, appuyer sur le bouton Stop ! », raconte Karine Argoud-Puy, éleveuse de chèvres de 46 ans en Isère, qui est ressortie d’une période de mal-être assez intense. « L’agriculteur s’occupe d’abord de ses animaux, de sa ferme… et finalement, il s’occupe de lui en dernier », rebondit Cécile Foissey, médiatrice à la chambre d’agriculture de la Haute-Marne.
Karine Argoud-Puy témoigne lors des premières assises sur le mal-être en agriculture qui ont réuni de nombreux représentants des organisations professionnelles dans les locaux des chambres d’agriculture de France à Paris le 15 juin 2022.
Cette journée était l’occasion de faire le point sur le sujet quelques mois après la présentation de la feuille de route du gouvernement pour prévenir le suicide le 23 novembre 2021 à Paris. Les jeunes agricultrices et agriculteurs, en particulier, ont fait entendre leur voix pour faire prendre conscience que leur population est concernée par le mal-être, même s’ils sont en pleine construction de leur projet.
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Aller mal quand tout va bien
« Quand on s’installe, on peut se dire ‘ Je n’ai pas le droit d’aller mal parce que ma ferme va bien’. Mais c’est n’importe quoi ! C’est une question humaine avant d’être de l’économie. Parlons du célibat, des problèmes familiaux, de la pression, etc. », réagit à son tour Jordan Magnet, jeune éleveur de porcs en plein air dans la Drôme.
Son collègue, Julien Rouger, polyculteur-éleveur en Charente-Maritime et membre du bureau de Jeunes Agriculteurs national, rebondit : « Ce n’est pas instinctif d’avoir ça au cœur de nos préoccupations quand on s’installe. On le fait avant tout par passion. »
> Écoutez Jordan Magnet : « On n’est pas notre exploitation » (cliquez sur le lecteur)
Un corps de labeur
Psychologue clinicienne à l’université de Lyon 2, Christelle Guicherd accompagne les agriculteurs en situation de mal-être dont Karine Argoud-Puy. Elle observe ainsi le monde agricole avec son regard : « L’agriculteur est collé à son travail. Son corps lui-même devient un corps de labeur. » Pour elle, il y a, en ce moment, un idéal du métier qui est remis en cause.
« Les critiques de la société sont un facteur de stress », confirme Julien Rouger. Même si les chiffres avancés par Étienne Gangneron, vice-président de la FNSEA, qui a suivi les premières études historiques sur le sujet, « ce sont plutôt les éleveurs des systèmes extensifs qui se donnent la mort », alors qu’ils semblent être les plus désirés par la société.
Le mal-être s’installe pendant des années
Il faut distinguer toutefois le mal-être du passage à l’acte. « Le mal-être s’installe durant des années. Plus on le laisse s’installer, plus c’est long de le faire partir », reprend Karine Argoud-Puy. Toutes les formes du déni sont sollicitées. Pour Karine Argoud-Puy, c’est l’après-Covid qui l’a amené à regarder les choses en face. Avec le confinement, les clients se sont faits plus rares. Son mari qui travaille dans les installations touristiques de montagne se retrouve sans emploi. Alors elle encaisse les doutes et la charge mentale.
Ingénieure agricole, elle a créé son exploitation malgré l’adversité. Il suffirait donc de travailler encore plus. Puis un jour, sensibilisée par une conseillère de la MSA, elle raconte sa situation à une assistante sociale. Sans se plaindre, bien sûr. « Au fur et à mesure, je voyais le visage de l’assistante sociale changer de couleur. Je voyais dans son regard que ce n’était pas normal ce que je vivais. Je me suis effondrée en larmes et, là, j’ai compris que je n’allais pas bien », raconte-t-elle.
Les cellules Réagir
Ensuite, elle a été prise en charge par le Sillon dauphinois, c’est-à-dire la cellule Réagir qui réunit la chambre d’agriculture de l’Isère et la MSA des Alpes du Nord et qui vient en aide aux agriculteurs en difficulté. Parmi bien d’autres actions, elle a suivi une formation « Faire le point pour mieux rebondir ».
Aujourd’hui, elle parle de son expérience aux futurs installés qui viennent visiter sa ferme. « Quand certains me disent ‘ Je profite de m’amuser maintenant parce que je ne pourrai plus le faire une fois installée’, je leur réponds non et non ! Ce n’est pas normal d’accepter ça. C’est un équilibre de vie. Il faut mieux travailler son projet de vie à long terme », reporte-t-elle, en espérant que le développement personnel sera mieux pris en compte dans les programmes de formation des agriculteurs ou des futurs agriculteurs.
Parler du suicide, c’est de la prévention
Ophélie Pierçon, actuellement promotrice des ventes chez Claas, s’est justement posé cette question lorsqu’elle était étudiante à AgroSup Dijon (Institut Agro) en 2020. Avec quatre autres étudiants, elle a mené une enquête en Côte-d’Or sur le suicide et les dispositifs de prévention. « Les futurs ingénieurs et techniciens sont peu sensibilisés au mal-être et au suicide des agriculteurs. On en parle de plus en plus dans les médias ou dans la profession. Je pense qu’il faudra inscrire ce sujet dans les cursus étudiants », résume-t-elle.
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« Contrairement à ce qu’on entend parfois, parler du suicide et du mal-être, c’est faire de la prévention », confirme Fabrice Jollant, médecin psychiatre. Bien sûr, ce n’est pas un sujet facile à aborder. C’est pour ça que la profession agricole et les agences régionales de santé mettent en place un réseau de sentinelles : des volontaires en contact avec les agriculteurs susceptibles de détecter une situation de mal-être et les orienter vers les cellules Réagir du département. C’est un des principaux projets, inspiré d’action similaire au Canada, contenus dans la feuille de route gouvernementale de prévention du suicide des agriculteurs. Daniel Lenoir, le coordinateur interministériel de cette mission, se fixe un objectif de cinq mille personnes formées d’ici à février 2023.