«Je suis née en 1934 à Spontour, en Corrèze. J’ai passé mon enfance à l’hôtel-restaurant « À la bonne friture », que mes grands-parents Rivière avaient ouvert à trois kilomètres de là, à La Ferrière (ce lieu fait aujourd’hui partie de Tourniac-Pleaux, N.D.L.R.), dans le Cantal. C’est mon grand-père, bûcheron, qui avait découvert cette maison au bord de la Dordogne. Ils avaient créé un très bel univers, avec des tonnelles. Mon père, cantonnier, était un homme des eaux et des bois. Il pêchait le poisson du fleuve qui était servi au restaurant : anguilles, truites, ablettes, etc.
J’ai eu une enfance agitée par la Seconde Guerre mondiale mais très riche. À l’école, il y avait de nombreux immigrés, des Italiens et surtout des Espagnols, réfugiés de la guerre d’Espagne. Ils étaient venus ici car il y avait du travail sur les chantiers des barrages hydroélectriques, qui ont débuté dans les années 1940. Nous nous trouvions entre deux barrages : celui du Chastang, en aval, et de l’Aigle, en amont.
En 1950, nous avons été expropriés car ma famille ne voulait pas céder. Il a fallu tout quitter avant l’engloutissement d’une partie de la vallée pour former un lac de retenue. Le jour où notre maison a été démolie, mon grand-père, Paul, et mon frère Armand sont allés regarder. Les lieux ont ensuite été noyés par la mise en eau progressive. Je n’étais pas sur place mais cela a été le drame de ma vie. Toute mon enfance a été engloutie. Après, mes souvenirs remontaient à flots, je faisais beaucoup de cauchemars liés à ce traumatisme.
Les études et la peinture m’ont permis de m’élever au-dessus de tout ça. Je me suis mise à peindre des scènes de la vie d’avant : les vaches à l’estive, le rassemblement des chèvres, les femmes devant les étals de légumes, les soirées d’hiver où on cassait les noix, les fêtes... Je ne représentais que les bons souvenirs, jamais les mauvais. J’ai tout positivé, cela m’a aidée à extérioriser mon ressenti. Longtemps, je suis retournée sur place pour ramasser des petites choses que j’intégrais à mes œuvres, tels des tessons de bouteille ou des céramiques.
Il y a quelques années, j’ai écrit un livre, avec l’ethnologue et éditrice Marie-France Houdart. Il mêle des documents trouvés aux archives départementales, comme l’acte d’expropriation de mes grands-parents, à mes peintures. »
Propos recueillis par Raphaëlle Saint-Pierre
La vallée enluminée, une enfance noyée, éditions Maïade, 28 euros.