La « famille aurait pu éclater. Il aurait pu partir et j’aurais pu partir », se souvient le père. Son fils, alors tout juste installé, n’en menait pas large lui non plus : « Ça n’allait pas, je ne comprenais pas, mon père râlait tout le temps. Et moi, je m’emportais et... je pleurais. » Régis Desseaux, consultant dans les Hauts-de-France, se souvient bien de ce jeune stagiaire qu’il a rencontré lors d’une formation dédiée aux relations humaines, durant son parcours à l’installation. « Ça n’allait vraiment pas avec son père. La mère était salariée sur l’exploitation. Les tensions, récurrentes entre les deux hommes, malmenaient tout le monde. »

À la demande du fils et après accord (indispensable) du père comme de la mère, la famille s’est fait accompagner par Régis Desseaux. « J’ai procédé par des entretiens individuels, puis par une remise à plat collective, au cours de demi-journées. » Assez vite, le père a confié avoir dû développer seul l’exploitation familiale à l’âge de 18 ans, alors que son propre père était malade. Il estimait que son fils n’en était pas assez reconnaissant. « Chacun a fini par comprendre les attentes de l’autre. Malgré la prise de conscience, il n’y a pas eu de changement radical, modère l’expert, mais des efforts répétés ont amélioré la situation. S’ils “s’engueulent” encore parfois, cela n’a plus rien à voir. » Tous deux regrettent de ne pas avoir désamorcé la situation plus tôt.

Le faire c’est bien, le dire c’est mieux

À l’instar de nombreuses autres familles d’exploitants, leurs tensions s’expliquaient aussi par le partage d’un même lieu de vie et de travail, note le spécialiste. « S’asseoir à la table de la salle à manger, les deux coudes sur la toile cirée, et dire à ses parents ou à sa compagne devenus associés “Vous voyez ce que l’on vit là, ce n’est pas bien” s’apparente facilement à une forme d’exploit », note Régis Desseaux. En cause : les règles professionnelles liées à la gestion du quotidien, dont s’accommodent les autres entreprises, font en général défaut dans les exploitations familiales. Parce qu’elles s’en imposent peu, elles s’exposent davantage au risque de tension. Un phénomène manifeste lors de l’arrivée d’un nouvel associé : le jeune n’a souvent d’autre option que de se conformer aux attentes de ses aînés.

Cependant, « la situation change », observe Sophie Bidet, conseillère à la chambre d’agriculture du Centre - Val de Loire. Si les professionnels des relations humaines sont encore peu nombreux à exercer en agriculture, la demande des exploitants augmente, en particulier du côté des jeunes : « Ils anticipent, savent par où sont passés leurs parents et ne veulent pas que cela se reproduise. Certains ont déjà eu une expérience professionnelle, ils sont plus mûrs. » Des stages dédiés à ces aspects relationnels ont, par ailleurs, été rendus obligatoires dans certains départements en cas de transmission ou d’arrivée de nouvel associé. « Le sujet est moins tabou, poursuit Sophie Bidet. L’humain prend une part plus importante. » Non, rappelle la spécialiste, « nous ne sommes pas des psy mais des techniciens en relations humaines. C’est une notion technique comme une autre. Savoir se parler relève de connaissances de base, au même titre que savoir faire un EBE ou vérifier la pression de ses pneus. »

Détecter les attentes

Tout est imbriqué, confirme Émilie Durand, conseillère à la chambre d’agriculture de Corrèze. Pour chaque famille, la médiatrice travaille en tandem avec une juriste. Si celle-ci n’assiste pas aux entretiens, elle veille à la faisabilité des projets qui s’organisent et s’adaptent suivant les attentes exprimées. « De mon côté, je ne leur apporte pas de solution. Elle leur appartient, mais je vais les aider à la verbaliser. »

Comment circule l’information dans la famille et dans la société ? Comment se déroulent les repas ? Existe-t-il des rendez-vous autour de café ? Faut-il passer par la maison pour se rendre au bureau ? « Il s’agit autant de détecter ce qui ne va pas que de reconnaître le travail et les efforts en célébrant par exemple les bons moments. »

Charlotte Blandin, médiatrice à la MSA Franche-Comté, s’intéresse de son côté au rôle de l’intermédiaire familial, celui « qui se retrouve entre les deux personnes en conflit. Entre un père et son fils par exemple, la mère peut jouer ce rôle, parfois malgré elle et sans disposer de statut sur l’exploitation. Nous sommes attentifs à cet intermédiaire car, pour lui, c’est doublement épuisant. Il gère les disputes et certaines problématiques professionnelles. Il est essentiel de les consulter pour bien analyser la situation. » Charlotte Blandin axe également ses interventions de médiation sur la prévention des risques psychosociaux et du risque d’épuisement, engendrés par ces tensions professionnelles « surtout quand elles sont chroniques ».

Dépasser les apparences

Mais ces symptômes de fatigue, d’irritabilité ou de stress servent rarement de déclic à une prise en charge. « Les agriculteurs admettent un problème de communication dès lors que la situation nuit aux intérêts de l’entreprise » , constate Charlotte Blandin. Pourtant, parfois les liens se délitent et se cassent quand tout va bien financièrement. « J’ai un jour animé une formation avec de nouveaux associés, reprend le consultant Régis Desseaux. Or, l’un des jeunes, qui travaillait avec quatre autre membres de sa famille au sein d’un Gaec, faisait ce jour-là l’admiration de ses camarades : “Tu as de la chance. Chez toi, il y a la surface, le matériel...” À l’issue de la formation, ce jeune était venu me voir et avait craqué. » Arrivé en remplacement d’un autre associé sur l’exploitation, il n’avait pas choisi ses tâches et racontait à quel point il lui était difficile de s’exprimer. « Cela demande du temps et de l’acceptation les départs et les arrivées dans les sociétés, même familiales, insiste le conseiller. À chaque fois, le projet commun doit être remis en cause et l’organisation quotidienne du groupe doit être reposée. » Sous peine de risquer de voir éclater la famille comme l’entreprise, même quand elle va bien. Rosanne Aries