Moqués dans les années 1970, ils furent longtemps appelés les antiquaires. « Notre système a souvent été décrié et présenté comme absurde, anti-économique ou encore malthusien », se souvient Claude Vermot-Desroches, à la tête de la filière du comté pendant seize ans. Éleveurs, fromagers et affineurs ont connu des heures sombres et de nombreux détracteurs, jusqu’à ce que les chiffres leur rendent justice : le prix du lait pour le comté est aujourd’hui quasiment le double du celui du lait standard.

« Nous étions des passéistes, nous sommes devenus modernes, sans avoir rien changé, décrit Alain Mathieu, producteur de lait à Bief-des-Maisons, dans le Jura, et nouveau président depuis juillet 2018 de l’interprofession du comté. Grâce à la vision et à la ténacité de nos anciens, le comté est devenu, avec 65 000 tonnes de production par an, la première AOP fromagère de France. Elle rémunère correctement tous les maillons de la filière, et elle est sans cesse montrée en exemple ».

Alain Mathieu, président de l’interprofession du Comté. © R. Aries/GFA

7 600 emplois directs

Les 60 ans de la filière, qui ont réuni l’ensemble de ses acteurs, le 19 octobre 2018, à la Saline royale d’Arc-et-Senans, dans le Doubs, ont été l’occasion de rappeler les atouts du modèle. Notamment ses embauches : avec 2 500 exploitations dans l’Ain, le Doubs, le Jura, 150 fruitières et 13 maisons d’affinage, l’AOP Comté génère aujourd’hui 7 600 emplois directs.

« La filière du comté démontre depuis le départ que ça n’est pas le volume qui fait l’emploi, mais la qualité, analyse Pascal Bérion, maître de conférences au département de géographie de l’université de Besançon. On a enseigné cette course au rendement et nombreux suivent encore cette logique : le bon paysan est celui qui a des vaches qui pissent du lait… La filière du comté dit : “Non ! Parlez-nous du prix du lait.” Elle change la cote de mesure. »

Un emmental moins employeur

Par comparaison, hors producteurs de lait, le nombre d’emplois par litre collecté est cinq fois moins important pour l’emmental que pour le comté, explique l’enseignant-chercheur. « La filière de l’emmental est aujourd’hui rationnalisé, standardisée. Je serai moins sévère sur l’emmental grand cru qui est organisé sur des bases semblables à celles du comté mais qui, malheureusement, n’en a pas la valorisation… Si on prend l’emmental standardisé, c’est un fromage d’ajustement de l’industrie laitière. Alors que dans la filière du comté, une grande diversité des fromages est maintenue. Tout s’est modernisé mais pas standardisé. »

Les agriculteurs, les fromagers et les affineurs ont investi dans des équipements pour gagner du temps et en commodité, mais sans jamais standardiser leur pratique. « Le chemin choisi en 60 ans a été d’aller vers une excellence dans le geste, avec des équipements qui permettent d’y parvenir. Ce n’est pas le progrès qui s’impose aux producteurs. Ce sont des innovations que les producteurs souhaitent et que la filière met en place dans les fermes, les fromageries et les caves d’affinage. »

Pascal Bérion, enseignant-chercheur au département de géographie de l’Université de Besançon. © R. Aries/GFA

Un écosystème économique

Le fonctionnement de la filière est par ailleurs basé sur un compromis socio-économique : avec une clé de répartition de la valeur ajoutée entre producteurs, fromagers et affineurs, aucune catégorie n’est lésée. « Les prix sont connus, reprend Claude Vermot-Desroches. La moyenne pondérée du comté sert d’indice de référence aux fromages mis en vente. Et c’est à partir de cet indice que se construit la rémunération de chacune de ces trois familles d’intervenants. » Son système productif localisé, avec de la recherche, de la formation, des entreprises de transformation et des activités de service, fait que tout le monde se connaît et se reconnaît. « Quand le fromager a un souci technique, poursuit Pascal Bérion, il appelle directement le technicien de son centre technique. Ce sont ces relations de proximité qui font la force de la filière. »

Une formation « terroir » spécifique

La filière s’est aussi dotée de la meilleure façon pour répondre à ses besoins en matière de recrutement : avec l’université de Besançon, les Enil (École nationale d’industrie laitière) de Poligny, dans le Jura, et de Mamirolle, dans le Doubs, ainsi que le CFTC (Centre technique des fromages comtois), l’AOP a développé sa licence professionnelle en 2008.

« Nous sommes montés à 25 élèves admis cette année, indique le maître de conférences. Nous essayons habituellement de nous limiter à vingt étudiants pour des questions de proximité et de qualité de formation. Nous sommes cette fois-ci montés à 25, car nous savons qu’il y a du boulot derrière. » Les candidats viennent de tous les secteurs. « Hier, j’avais encore une personne de l’ouest de la France, travaillant dans une usine de fromagerie. Il est ingénieur et veut s’installer agriculteur dans la région. L’année dernière, j’ai eu un directeur d’usine et un ingénieur thermique. » La licence prévoit de former autant des producteurs que des fromagers de fruitière.

 < p lang = "fr » dir = "ltr"> Fondue géante pour les 60 ans de l’AOP Comté < a href = "https ://t.co/h4DEYWKAbO"> pic.twitter.com/h4DEYWKAbO

&mdash ; La France Agricole Employeur (@FAgricoleEmploi) < a href = "https ://twitter.com/FAgricoleEmploi/status/1053267430099873792?ref_src=twsrc%5Etfw"> 19 octobre 2018   ]]>

Un cahier des charges en faveur de nouveaux entrants

Pas moins de neuf décrets en soixante ans, dont six les trente dernières années, ont modifié le cahier des charges de l’AOP Comté. De nouvelles mesures viendront le modifier en novembre, parmi lesquelles un volet sur l’emploi. Tout nouvel entrant dans la filière doit participer à au moins trois jours de formation, selon le cahier des charges déjà en place. « Il s’agit en réalité de journées d’intégration, d’échange sur la manière de fonctionner de l’interprofession, d’une exploitation, d’une fruitière, ou encore d’une cave d’affinage, explique le président Alain Mathieu. Les jeunes entrants échangent avec les trois maillons de la filière. »

Le futur cahier des charges, qui a nécessité 18 mois de travail, prévoit en outre une journée et demie de contribution à la vie collective de la filière. Participer à l’assemblée générale de sa fruitière, ou contribuer à la vente de l’AOP Comté sur une foire. « Dans ce dernier cas, l’objectif est de promouvoir le métier. C’est bien de transmettre ses valeurs, et dans le cas du comté, c’est aussi très valorisant. » La marque à la petite cloche verte devrait d’ailleurs faire parler d’elle au niveau national avec une nouvelle campagne publicitaire sur les chaînes de télévision.

Coût d’une exploitation comté : de 700 000 à 1 million d’euros

Au fond, la seule crainte de la filière est aujourd’hui liée à la transmission des exploitations, de plus en plus chères. « Si vous n’avez pas des parents éleveurs ou un oncle qui transmet sa ferme, pour entrer dans la filière, il va falloir investir entre 700 000 et 1 million d’euros. Et ça, c’est dur pour un jeune », constate Pascal Bérion. « Est-ce toujours raisonnable, reprend Alain Mathieu. La richesse créée par l’AOP doit avant tout permettre la reproductibilité de notre système et non le fragiliser. Cela impose de réfléchir au modèle économique transmissible, à tous les stades de la filière, et à s’interroger sur la place de l’homme dans ces modèles économiques. »

Rosanne Aries