Les conflits au travail sont-ils normaux ou sont-ils le signe d’un dysfonctionnement ?

La question renvoie à la nature humaine elle-même. On imagine un idéal dans lequel il n’y a pas de conflit. La réalité, c’est qu’il y a des conflits dans le travail. Et même, ne pas vouloir de conflit, c’est ce qui peut générer des conflits. En revanche, les conflits sont utiles parce qu’ils sont la conséquence d’une organisation du travail dont ils dévoilent l’inadéquation entre les attentes et la réalité. Ils montrent les trous dans la raquette de l’organisation. Ils révèlent que les attentes des uns et des autres ne sont pas partagées à ce moment-là.

Qu’est-ce que risque un employeur à ne pas se confronter au conflit ?

Oubliez définitivement l’idée qu’il existe une gestion de conflit sans risque. Il n’y a pas de façon facile et sans risque de régler un conflit. Cette situation a forcément un coût. On peut commencer à travailler sur la résolution de conflit seulement après avoir bien compris ça. Si on ne le fait pas, le conflit se déplace et prend d’autres formes : les arrêts de travail, les absences, le retard, la maladie. Certains en font un jeu de mots et écrivent « maladie » de cette façon : mal-à-dit. C’est par la parole qu’on va dépasser la situation qui donne le conflit.

Comment savoir si on est vraiment en conflit ?

On ne le sait pas ! L’idée, c’est de le demander : est-ce que tout va bien entre nous ? Il est très important de ne pas chercher à deviner si on est en conflit, mais de le verbaliser. Un des acteurs doit ouvrir la porte avec une bonne formulation. C’est toute la différence entre « Je suis sûr qu’il m’en veut », qui est une posture défensive avant même de parler, et « Je m’interroge sur la situation », qui est une ouverture à la communication.

Comment donner du sens au conflit ?

Je propose une méthode pour donner du sens au conflit. Il faut le penser dans deux dimensions : celle de la relation qu’on a avec la personne avec qui on va parler et celle de l’objet du conflit. Si on a une relation très occasionnelle, ça ne vaut pas forcément le coup d’entrer en conflit avec elle. De même si l’objet du conflit n’est finalement pas important.

Tous les conflits ne sont pas dignes d’être résolus. Je prends un exemple : on me grille la priorité dans mon village. Il n’y a pas d’accident mais j’en suis perturbé. Si c’est un touriste de passage, je grogne dans ma voiture mais je ne le reverrai plus. En revanche, si c’est mon voisin que j’invite au barbecue chaque semaine de l’été, j’ai intérêt à aller sonner chez lui rapidement et de lui faire valoir la frayeur qu’il m’a provoqué. Je n’irai pas de façon agressive, mais je lui en ferai part pour ne pas rester avec ça au fond de moi. Sans doute par la suite, il sera plus prudent et il continuera de venir manger des côtelettes.

Comment utiliser ses émotions durant le conflit ?

La première étape consiste déjà à accepter qu’on ait des émotions. Ensuite, il faut exprimer ce qu’on ressent et comment on le ressent. Le ton est important parce qu’il permet de garder la maîtrise de soi et de l’autre. Enfin, il faut comprendre que nos émotions nous parlent de nos besoins.

Par exemple, si je suis triste, c’est que j’ai besoin d’être consolé. Utiliser ses émotions pour communiquer, c’est une gymnastique : la nommer, comprendre quel besoin elle dévoile, et s’en servir pour établir des repères sur soi pendant la discussion. Toutes les techniques de la communication non violente peuvent être activées pour pratiquer cette gymnastique.

Comment se préparer physiquement à un conflit ?

En premier, il faut se souvenir qu’on parle plus avec ce qu’on est qu’avec ce qu’on dit. C’est ce qu’on appelle la communication non-verbale. Certes, nous vivons dans une culture du langage, mais celui-ci dépend du contexte et la manière dont la parole est dite. Ensuite, durant la conversation qui aborde le conflit, il est important de ne pas se mettre face à face.

Là, déjà, l’autre sait que vous venez pour en découdre, et il se met sur la défensive. On ne peut pas se serrer la main les poings fermés. Je conseille de se placer à 90 degrés l’un de l’autre, pour former un angle droit : non seulement on ne parle pas sur l’autre mais en plus on se sent protégé par l’épaule entre son corps et celui de son interlocuteur.

Vaut-il mieux aborder cette conversation sur le lieu de travail ou dans un lieu extérieur ?

Dans tous les cas, il ne faut jamais le faire, ni en public, ni sur le lieu du conflit. Si le conflit porte sur l’organisation du travail, il ne faut pas en parler sous le hangar, par exemple. Ce lieu est déjà vecteur en lui-même des positions hiérarchiques qui, dans ce cas, brouillent l’expression sincère des besoins de chacun. Si vous voulez enlever 40 % à 50 % de la pression, allez vous isoler, tenez-vous à 90° l’un de l’autre et asseyez-vous. La conversation sera meilleure.

Dans un conflit, les mots peuvent nous dépasser. Comment les entendre et les dire ?

Parfois, il est nécessaire de faire appel à un professionnel de la médiation parce que nous sommes trop affectés par la situation à tel point que nous ne sommes plus en capacité d’entendre. L’employeur doit percevoir à partir de quand il ne peut pas résoudre le conflit tout seul. Le médiateur va proposer des règles relationnelles neutres. Son objectif est que chacun formule sa demande sans écraser le point de vue de l’autre.

Comment un exploitant peut-il faire appel à un médiateur ?

Mes confrères et moi, on nous trouve le plus souvent par recommandation ou par la Chambre nationale de la médiation et de la négociation. Pour ma part, j’ai d’abord un contact téléphonique avec la personne en demande. Ensuite, je rencontre chaque partie séparément. Après seulement, j’organise une ou des réunions entre les parties.

Même bien préparé, à un moment donné, il faut franchir le pas. Comment aller sereinement au conflit ?

Je crois qu’on peut se préparer mais, en réalité, on ne sait jamais comment ça va se passer. Se préparer consiste juste à se donner des chances que ça se passe bien. À l’inverse, ne pas se préparer, c’est être assez sûr que ça va mal se passer. Généralement, l’employeur accepte de déclencher cette conversation quand le coût du conflit devient supérieur au bénéfice qu’il a à ne pas le régler.

En réalité, l’enjeu de l’employeur est de créer une culture de la gestion de conflit. Pour l’aider à être serein sur ce sujet, il peut faire partie de groupes d’agriculteurs qui abordent ces sujets à froid. Les chefs d’entreprise de l’industrie ou des services le font fréquemment. Pourquoi pas les employeurs agricoles ?

> À lire aussi : « L’outil quotidien de l’employeur, c’est la parole » (09/01/2020)

Propos recueillis par Éric Young

La méthode de médiation de Jean-Claude Thiriet est exposée dans un ouvrage récent (quatrième édition) : Les conflits au travail, passer de la crise à l’opportunité en quatre étapes, édition Gereso, 150 pages, 20 euros.