Cinq ans après l’amende de 3,6 millions d’euros infligée par l’Autorité de la concurrence à une vingtaine d’organisations de producteurs (OP) françaises et leurs associations pour avoir notamment fixé des prix de vente minimaux, la maintenant fameuse « affaire des endives » était entendue par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) aujourd’hui, mardi 31 janvier 2017.
Saisie par la Cour de cassation française (lire l’encadré), la CJUE devra dire si ces accords, qui pourraient être qualifiés d’anticoncurrentiels au regard du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), peuvent y déroger du seul fait qu’ils pourraient être rattachés aux missions dévolues aux OP et AOP dans le cadre de l’OCM (organisation commune de marché).
Dans l’affirmative, elle doit préciser très clairement si des pratiques de fixation collective d’un prix minimal, de concertation sur les quantités mises sur le marché ou d’échange d’informations stratégiques échappent à la prohibition des ententes anticoncurrentielles et entrent donc bien dans les objectifs assignés par la Pac à ces instances.
Licéité des pratiques
C’est sur cette précision que les parties se sont exprimées à Luxembourg mardi matin pendant plus de trois heures, avant de se soumettre, pendant une heure, au feu des questions des 15 juges (sur 28 que compte la Cour – composition qui montre l’importance de l’affaire) désignés pour statuer sur le litige. Entendue la première, l’Autorité de la concurrence française est restée inflexible dans sa position : « Un accord de portée nationale entre plusieurs OP et visant la fixation d’un prix n’est rattaché à aucune prérogative. Il n’est donc pas couvert par les dérogations spécifiques (NDLR : dérogations au droit de la concurrence prévues dans le cadre de la Pac). »
L’État espagnol (1) a, semble-t-il, revu sa position pour s’aligner peu ou prou sur celle de l’Autorité. L’État français, qui est à l’origine de la saisine de l’Autorité de la concurrence, a présenté une position plus nuancée, admettant ces pratiques « sous conditions limitées ». Il accepte ainsi des discussions entre OP au sein d’une AOP, mais pas entre AOP. En revanche, le gouvernement n’a pas jugé déterminant pour l’issue du litige de distinguer les AOP commerciales des AOP de gouvernance (qui ne vendent pas directement le produit).
À l’inverse, la Commission européenne, même si elle admet qu’il n’y a pas de distinction juridique entre les deux formes d’AOP, estime qu’il faut distinguer les missions de ces deux opérateurs et apporter une réponse différenciée. L’AOP commerciale pouvant en son sein échanger des informations sans concertation ni fixation de prix minimum ou des quantités, et encore moins en les imposant à la filière. Elle refuse en revanche cette dérogation aux AOP de gouvernance. La Commission, tiraillée entre sa direction générale (DG) de la concurrence et sa DG Agriculture, admet des circonstances atténuantes, liées à l’appui des pouvoirs publics, mais ne remet pas en cause l’illégalité des pratiques des AOP françaises.
Une nécessité agricole
Dans le camp des endiviers, si le texte européen prévoit d’adapter l’offre à la demande, c’est notamment par un retrait de la production et des prix minimaux. « Ces derniers sont inhérents au système », a plaidé Maître Hugues Calvet, avocat associé du cabinet Bredin Prat. Et de rassurer la Cour : « Je ne demande pas une exemption générale, le secteur agricole demeure largement soumis aux règles de la concurrence. C’est un arrêt qui simplement appliquera le règlement et sera raisonnablement appliqué dans l’UE. »
Maître Pierre Morrier, avocat associé du cabinet Alinea, s’est aussi attaché à démontrer l’extrême complexité de fonctionnement du marché agricole, les aléas auxquels il est soumis et [le nombre limité d’acheteurs] six (cinq aujourd’hui) face à une atomisation de l’offre avec 250 producteurs et 15 OP « à leur merci ».
« Dans ces conditions, il apparaît clairement que l’analyse économique du secteur agricole appelle nécessairement la possibilité pour les membres des AOP d’échanger librement des informations stratégiques […] et de se concerter sur les volumes pour assurer l’adaptation de l’offre à la demande et la régularisation/stabilisation des prix. » Pour conclure, il a insisté sur « l’impérieuse nécessité d’offrir aux opérateurs un minimum de sécurité juridique ».
Verdict avant l’été
Présent à l’audience, le directeur de l’Association des producteurs d’endives de France (Apef), Frédéric Le Vigoureux, en poste depuis 2005, est abasourdi de la position inflexible de l’Autorité de la concurrence. « C’est surréaliste », lâche-t-il. Aujourd’hui, la filière des endives se contente d’actions de marketing pour promouvoir son produit. La production baisse : elle était de 240 000 tonnes il y a douze ans, contre 160 000 tonnes aujourd’hui.
Le nombre de producteurs suit la même courbe, avec 650 producteurs (3 000 dans les années quatre-vingt) il y a douze ans et 400 aujourd’hui. « Ce n’est pas seulement la filière des endives, mais toute l’agriculture qui a besoin d’outils pour apprécier le contexte agricole. L’enjeu est de connaître son volume et l’adapter », a-t-il déclaré à l’issue de l’audience. Tous les espoirs sont permis car le ton des questions du juge-rapporteur semblait assez défavorable à la Commission.
Les conclusions de l’avocat général sont annoncées pour le 6 avril 2017 et l’arrêt de la Cour, avant l’été. L’affaire est sensible et de portée importante après cette période de crise dans tous les secteurs agricoles et au moment où le législateur européen se penche sur la Pac post-2020.
(1) Les autorités nationales peuvent formuler des observations même si elles ne sont pas parties prenantes dans l’affaire.