Lorsqu’en janvier 2018, le lycée Aragon d’Héricourt, en Haute-Saône, annonce l’organisation d’une conférence animée par L214 dans ses locaux, ce sont d’abord les élèves qui voient rouge. Leurs parents obtiendront l’annulation de l’événement en alertant la chambre d’agriculture du département. À la rentrée de septembre 2018, l’offensive végane dans les écoles s’intensifie pour atteindre son paroxysme en 2019.
L214 mène cette année-là pas moins de quatre-vingt-une animations et conférences dans les classes de primaire, de collège et des lycées, partout en France. Ses expositions, consacrées au rapport de l’homme avec les animaux et à ses choix alimentaires, ont été accueillies la même année par les centres de documentation et d’information (CDI) de quarante et un établissements scolaires. Un groupe Facebook privé a été créé afin de favoriser ses échanges, notamment avec les enseignants. Un kit de supports et d’animations pédagogiques est mis à leur disposition sur son site, et des diététiciens interviennent dans les classes pour défendre les modes de consommation végétariens et véganes. En un an, l’association anti-élevage parvient ainsi à doubler le nombre de ses interventions dans les écoles, consigne-t-elle dans son rapport moral de 2019. Sans aucun garde-fou.
Seuls les agriculteurs et leurs représentants vont crier au scandale. La présidente de la FNSEA est ainsi reçue en novembre 2018 par les équipes de Jean-Michel Blanquer. La Coordination rurale alerte le gouvernement à plusieurs reprises, en novembre 2018, « sur le danger que représente cette association qui voulait s’introduire dans les écoles afin de répandre de fausses informations ». Le syndicat est reçu à la mi-janvier 2019 par le ministère de l’Agriculture de Didier Guillaume. La Confédération paysanne réagit dans son livre Paroles paysannes, paru en janvier 2019, estimant que « ce n’est pas aux interprofessions viande et lait de faire de la pédagogie sur ce sujet dans les écoles, encore moins aux associations animalistes ».
Face à ces protestations, le 17 janvier 2019, les ministères de l’Éducation nationale et de l’Agriculture s’accordent à envoyer à tous les recteurs, inspecteurs d’académie, chefs d’établissement et directions régionales de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt une instruction rappelant les consignes en matière d’éducation à l’alimentation : « Les ressources pédagogiques utilisées en classe doivent avoir été élaborées en lien avec l’Éducation nationale. […] Ces ressources doivent s’appuyer sur le programme national de l’alimentation (PNA) et le plan national nutrition santé (PNNS). L’éducation à l’alimentation doit permettre aux élèves d’apprendre à bien se nourrir, au travers d’une alimentation saine et équilibrée. […] Les interventions proposées par L214 ne s’inscrivent pas dans ce cadre. »
Manque de fermeté du gouvernement
Cinq jours plus tard, Le Républicain lorrain publie un article intitulé « L’association L214 alerte les lycéens sur la consommation de viande », après une intervention, la veille, des antispécistes devant les élèves du lycée Saint-Vincent-de-Paul d’Algrange, en Moselle. L214 le confirme donc dans son rapport moral : l’association a poursuivi pendant quelques mois, après l’instruction gouvernementale, ses actions au sein des établissements scolaires. Désormais boutée hors des classes, elle continue à envoyer à tous les établissements sa revue publiée trois fois par an et gratuite pour les écoles. Alertés à nouveau début octobre 2020, les ministères de l’Éducation et de l’Agriculture ont réitéré leur rappel à l’ordre. Sans prononcer d’interdit, ils ont demandé aux chefs d’établissements de « privilégier » des intervenants issus des 150 associations agréées par l’Éducation nationale. Celles-ci se consacrent à la culture, la microfinance, la sécurité à moto, la tolérance, la famille… Aucune n’est dédiée à l’alimentation ou à l’agriculture.
Si les animalistes ne sont pas parvenus à leurs fins, leurs attaques ont laissé des traces. Le ministère de l’Éducation nationale refuse, notamment, de délivrer à Interfel l’agrément l’autorisant à intervenir dans les écoles comme elle l’a toujours fait auparavant. Après dix-huit ans d’actions pédagogiques dans les classes des écoles publiques, les diététiciens de l’interprofession des fruits et légumes frais ont ainsi dû cesser tout engagement, par décision du tribunal administratif de Paris du 28 mars 2018 (lire l’encadré p. 48). « Nous venons de transmettre une nouvelle note sur le sujet au ministre de l’Agriculture en lui demandant de faire valoir, auprès de son homologue de l’Éducation nationale, l’intérêt général de notre action pour les écoles, explique Laurent Grandin, président d’Interfel. Comme Julien Denormandie a pour l’instant réussi beaucoup de ses paris, nous espérons. À mon avis, le gouvernement agit ainsi pour éviter d’ouvrir la boîte de Pandore. Ils ont peur, en nous agréant, de susciter un défilé d’associations dont certaines qu’ils ne veulent pas voir. Aujourd’hui, nous sommes bloqués aux portes des écoles, alors qu’un bon nombre parvient encore à s’y exprimer. »
Car dans la réalité, la règle de l’agrément s’avère plus permissive.
Pression accrue des anti-viande et anti-lait
Il est admis, par exemple, que des parents d’élèves puissent intervenir de manière occasionnelle et bénévole devant une classe. Des animations de professionnels extérieurs sont aussi rendues possibles dès lors qu’elles sont validées par l’inspecteur académique ainsi que le chef d’établissement. Et les sorties dans des fermes peuvent être organisées si elles obtiennent cette double autorisation.
« Nous n’avons pas disparu des écoles, nous travaillons avec elles différemment », explique Marc Pagès, directeur général d’Interbev. À partir de sa plateforme monassiette-maplanete.fr, l’interprofession du bétail et des viandes met à disposition des enseignants des documents sur les métiers de la filière et l’équilibre alimentaire. « Notre but n’est pas de faire cours à la place de l’enseignant mais bien de l’alimenter quand il en a besoin. La crainte pour nous est qu’il s’appuie sur une information erronée. » Reste en effet à l’enseignant à s’orienter vers les bonnes sources. Interbev met également en relation éleveurs et professeurs pour des visites à la ferme. « Sur ce plan, la demande est en nette recrudescence. »
De la même façon, le Cniel, qui avertit « ne vouloir en aucun cas se substituer au corps professoral », propose des ressources pédagogiques sur son site pedago.produits-laitiers.com et des visites de fermes. Mais l’interprofession du lait n’intervient plus, non plus, dans les écoles, mis à part les lycées hôteliers pour lesquels elle bénéficie d’une dérogation. Leurs diététiciennes ont animé des ateliers devant les élèves jusqu’en juillet 2019, stoppés net par les plaintes, sur Twitter, d’Hugo Clément. Le végétarien dénonce alors sur le réseau social « l’infiltration du lobby du lait » dans l’école publique de sa belle-fille en classe de CE2, après qu’une « nutritionniste » mandatée par l’interprofession y est intervenue. Les ateliers auxquels il fait allusion ont depuis été arrêtés, précise le Cniel à La France agricole, « bien qu’ils aient été à chaque fois proposés en toute transparence auprès de l’enseignant et du chef d’établissement ».
Sortie scolaire annulée
Dans un autre registre, la coopérative bretonne Triskalia (le groupe alimentaire Eureden aujourd’hui) a cessé également ses visites dans les écoles depuis mai 2018 et une sortie scolaire dédiée au monde agricole (mini-ferme, drone, apiculture…) a été annulée par l’inspection de l’Éducation nationale. Cinq cents enfants des Côtes-d’Armor en avaient été privés à la suite des pressions locales et sur les réseaux sociaux de quelques parents opposés à la journée. L’Éducation nationale avait alors motivé sa décision par le souhait « d’apaiser les tensions » et de protéger les enfants d’une confrontation à d’éventuels manifestants.
De son côté, l’association Passion céréales, un organisme de communication au service des producteurs, des collecteurs et des acteurs de la première transformation, a trouvé, à la manière des farmers anglais, une formule recherchée par les enseignants. Outre la mise à disposition d’outils pédagogiques sur son site lecoledescereales.fr et d’une revue trimestrielle, elle propose viamonchamp.fr de jumeler une classe et un agriculteur. Une cinquantaine d’exploitants ambassadeurs y proposent ainsi des partenariats recherchés par les professeurs. « L’échange se fait ensuite de manière connectée, par un système de visioconférence, entre l’agriculteur dans son champ, le plus souvent, et les élèves, tout au long de la vie d’une céréale, par exemple, qui aura été ciblée par l’enseignant », explique Philippe Dubief, agriculteur en Côte-d’Or et président de Passion céréales. L’échange se tient une fois par semaine. Les élèves transmettent leurs questions par mail auxquelles le paysan répond en direct. « Un agriculteur d’Eure-et-Loir, l’année dernière, est allé jusqu’à les inviter une journée entière sur sa ferme. » Dans la pratique, l’enseignant s’appuie sur l’exploitant aussi bien pour des sujets de géographie, de culture que de mathématiques.
Fermes partenaires
À Saint-Cyr-les-Vignes, dans la Loire, la ferme des Délices a trouvé une autre formule gagnante. Au sein du réseau des chambres d’agriculture Bienvenue à la ferme, l’exploitation laitière, qui fabrique des glaces et qui s’est lancée dans la méthanisation, a aussi développé des activités agritouristiques : elle dispose de sa ferme pédagogique à destination des écoles, d’un labyrinthe de maïs et d’une ferme découverte pour le grand public. L’agricultrice Céline Giraud, en charge de ces activités, accueille environ 2 000 à 3000 élèves par an (hors crise sanitaire). Comme dans la plupart des départements, la chambre d’agriculture de la Loire a développé un partenariat avec son inspection académique. « Nous avons, ensemble, mis au point une charte de qualité destinée à faire que les visites répondent aux programmes scolaires et aux attentes des enseignants. » Céline Giraud intervient aussi à la demande des chefs d’établissement dans les classes. « Le Cniel nous accompagnait auparavant, il ne s’en occupe plus. Mais ces visites fonctionnaient tellement bien dans la Loire que nous avons tout entrepris pour les maintenir. Jeunes agriculteurs a pris le relais. »
à la recherche du savoir agricole
Outre les chambres d’agriculture, les syndicats agricoles développent ainsi leurs propres actions éducatives de façon ponctuelle ou récurrente, comme l’opération Fermes ouvertes, initiée par la FNSEA, qui permet aux élèves de découvrir la vie de l’exploitation. Sous l’égide du ministère de l’Agriculture, la semaine du goût, en octobre, donne aussi l’occasion chaque année d’animations sur les fermes.
C’est avec le soutien de son village que Laurent Le Pape, éleveur à Beuzec-Cap-Sizun, dans le Finistère, et président de l’Ogec (organisme de gestion de l’enseignement catholique) de l’école Notre-Dame de la Clarté, a de son côté refait le lien entre enseignants et monde agricole. Le projet, qui a obtenu l’accord du maire et de la directrice de l’établissement, permet aux cinquante élèves de cultiver leurs pommes de terre sur 3 000 m2 d’un terrain en friche de la mairie. Sera par la suite organisée une grande soirée raclette au sein du village, dont les bénéfices serviront à financer les sorties scolaires. « C’est une petite école rurale du bout du monde, avec trois classes dites “multiniveaux”, explique Laurent Le Pape. Elle compte moins de cinquante familles dont seulement trois d’agriculteurs. Cela me rend fier que ce projet autour de la terre soit aussi fédérateur. Les parents d’élèves y ont adhéré, quand habituellement il faut sans cesse démarcher pour pousser les projets. C’est une réussite qui réunit, comme autrefois, toutes les générations. »
À Pau, l’enseignant Antoine Maldonado recherche ce type d’initiative. Il a fondé, à l’automne 2018 avec un collègue, le réseau Profs en transition. Celui-ci compte aujourd’hui 27 000 adhérents dans toute la France. Ils se mobilisent pour enseigner les thématiques environnementales, alimentaires, agricoles… Tout ce qui intéresse la transition, « parce qu’on manque de ces matières dans nos programmes ». Le réseau privilégie les rencontres de terrain. « Dans le domaine agricole, nous sommes toujours à la recherche d’agriculteurs susceptibles de nous ouvrir leurs fermes. L’école n’est plus dépositaire du savoir. Par leur expertise, les agriculteurs vont nous permettre d’aider les enfants, aussi bien citadins que ruraux, à reprendre contact avec le vivant. »
Rosanne Aries