«Le jour où le médecin urgentiste m’a demandé si j’avais un mari, j’ai réalisé, trop tard, que j’étais allée trop loin et que cela risquait d’avoir des conséquences pour moi, mais aussi pour l’enfant que je portais. C’était fin novembre 2014, j’étais enceinte de moins de six mois. Mon mari et moi venions de finir la récolte des noix. Nous travaillions dix heures par jour, pendant presque un mois, debout, en plein courant d’air humide, avec un niveau sonore très élevé. J’étais exténuée et mon ventre était dur.

Ressentant une situation anormale, j’avais demandé à mon gynécologue d’avancer mon rendez-vous de contrôle. J’ai finalement accouché huit jours après d’un fragile prématuré de six mois, très loin de chez nous. Résultat : deux mois d’hospitalisation en pédiatrie, six mois d’absence sur la ferme, mais surtout beaucoup d’incertitudes, de stress et plus tardivement de remords.

Culpabilité et coresponsabilité

Le psychologue du service gynécologique-pédiatrique m’a aidé à faire la part entre mon fort sentiment de culpabilité et la coresponsabilité de mon entourage, peu conscient du risque pris. Je me sens coupable d’avoir mis mon enfant en danger. Mais quand on est chef d’entreprise, il y a une forte charge de travail physique et mentale, difficile à déléguer. De surcroît pour une femme : à la volonté de compter sur l’exploitation, s’ajoutent les tâches ménagères et les enfants. Je n’avais rien changé à ma façon de faire, comptant sur ma volonté et mes capacités. Mon mari et mes beaux-parents, qui travaillent avec moi, ne se sont pas rendu compte de mon état. Eux non plus n’ont rien changé. C’était la routine. Ils ne m’ont pas proposé d’alléger mes tâches et je n’ai pas osé, ni voulu, le leur demander. Ils m’auraient sûrement aidé.

L’idée qu’une agricultrice accouche et retourne le lendemain aux champs perdure. On en oublie la mortalité infantile et maternelle, et le risque de séquelles. Durant la grossesse, l’énergie du corps se concentre sur le développement du fœtus. Il faudrait avoir la possibilité de moins le solliciter par ailleurs, qu’on soit salariée ou non. On n’a pas toujours le choix de la période optimale de grossesse, mais la priorité est de préserver la santé et le devenir de l’enfant à naître. »

Propos recueillis par Nadia Savin