Les agriculteurs sont toujours les premiers acheteurs de terres agricoles. En 2016, ils ont obtenu 61 % des surfaces mises en vente. Les autres ont été acquises pour moitié par des sociétés agricoles ou non et, pour l’autre, par des investisseurs particuliers.
Qui sont ces derniers ? Des gens souvent proches du milieu rural, observent les agences immobilières agricoles Agri-transactions, Horizons et Quatuor transactions. « Nous sommes aussi contactés par de grandes fortunes parisiennes qui ont lu un article dans une revue patrimoniale, s’amuse Bernard Charlotin, président de Quatuor transactions. Mais quand on leur explique le taux de rentabilité de 2 à 4 %, le peu de liquidité, le statut du fermage… ils vont voir ailleurs ! »
Face à d’autres placements potentiellement plus rentables, « ceux qui choisissent la terre ont souvent un attachement au monde rural », confirme Benoît Léchenault, responsable d’AgriFrance chez BNP Paribas Wealth Management. « On est loin de l’image du spéculateur sans âme ! Pour mes clients, c’est un placement de long terme et qui a du sens. Certains veulent rencontrer l’exploitant, d’autres demandent s’il est en bio. » D’un point de vue purement financier, le foncier rural reste toutefois attractif, juge-t-il. « Le rendement n’est pas élevé mais il y a des avantages fiscaux et les terres, vignobles et forêts gagnent 4 à 5 % par an en capital depuis dix-quinze ans. Même si la progression ralentit sur les terres d’élevage et de cultures car les exploitations gagnent moins d’argent. »
De gros moyens
Les vignobles prestigieux et les bonnes terres céréalières sont les biens les plus recherchés par ses clients. Leur investissement moyen sur des terres agricoles se situe dans une fourchette de 50 à 100 ha, au prix de 5 000 à 6 000 €/ha en moyenne. En viticulture, la somme investie est identique mais pour moins d’un hectare ! « Ils ont plus de moyens que la plupart des agriculteurs, admet le financier, mais ils ne gaspillent pas leur argent. Ce ne sont pas eux qui font flamber le prix des terres ! » Il n’empêche : le jour où un propriétaire vend, l’agriculteur en place peut difficilement rivaliser avec ces acheteurs venus d’ailleurs. Droit de préemption ou pas !
A propos de prix, la France devrait être un paradis pour les investisseurs étrangers, avec un foncier plus abordable que chez ses voisins. Mais la forte régulation en décourage plus d’un. Si des agences comme Quatuor transactions ont parmi leurs clients des étrangers, c’est pour « s’installer et travailler avec les entreprises locales, comme n’importe quel agriculteur français ». Toutefois, quelques discrètes agences se sont spécialisées dans la vente de terres à des investisseurs internationaux. À en croire le gérant de l’une d’elles, les affaires ne sont plus ce qu’elles étaient.
Arrivé en France il y a trente ans dans un « moment de folie romantique », Marc S. y a créé une agence spécialisée dans la vente de terres et domaines agricoles français aux étrangers. Son site web vante les avantages d’un tel investissement, censé procurer un rendement de 3 à 4 % par an et un gain en capital de 5 % par an depuis vingt ans. Son discours, lorsque La France agricole le contacte, est plus nuancé. « J’ai eu beaucoup d’acheteurs internationaux mais la majorité veut aujourd’hui revendre ou y réfléchit. Certains ont acheté en Roumanie et semblent mieux s’en tirer là-bas. J’ai toujours quelques investisseurs particuliers motivés par l’écart de prix par rapport à leur pays… Enfin, jusqu’à ce qu’ils entendent parler de l’Administration française qui, en plus d’être complexe, semble plus dure envers les étrangers. Les centaines de papiers concernant la taxe foncière commencent par les faire rire avant de les faire pleurer. Sans parler du coût de la MSA... »
Des étrangers « agacés »
Quelques-uns restent satisfaits, avec « un faible rendement et un modeste gain en capital ». Selon l’agent, la plupart veulent quelque chose de simple : une terre louée à un fermier. Rien de menaçant, a priori, pour les agriculteurs en place, protégés par le statut du fermage. Même si ses clients sont « de plus en plus agacés par la complexité, les coûts et les délais pour rompre le bail avec les fermiers qui ne paient plus, ce qui leur coûte deux à trois ans de loyer et un avocat… » Certains préfèrent d’ailleurs exploiter directement les terres : l’agent gère ainsi une exploitation avec une équipe salariée pour le compte d’un fonds d’investissement norvégien.
Les acquisitions étrangères, en dehors des installations à titre individuel, interrogent. Surtout quand l’investisseur vient de loin, comme de Chine. Mais l’agriculture française ne les a pas attendues pour repousser les contours de son modèle traditionnel. « On agite la figure de l’investisseur étranger pour ne pas voir ce qui se passe en France », critique le chercheur François Purseigle, qui s’est plongé dans l’univers des firmes agricoles (lire l’encadré ci-contre). Son parcours est jalonné de rencontres hors du commun à l’intérieur de l’Hexagone : de l’exploitation bio passée de 200 à 2 000 ha par le biais de son ETA et contrôlant toute une filière locale, à l’agriculteur gérant dix-sept sociétés !
Acueillir du capital non agricole
Si le paysage agricole est chamboulé, c’est par la montée en puissance des formes sociétaires (1). Dans l’Union européenne, en 2010, elles ne représentaient que 2 % des exploitations et 12 % des actifs mais contrôlaient 27 % des terres, selon la FNSafer. En France, la surface exploitée par des sociétés de type SCEA ou SA-SARL a presque doublé entre 2000 et 2013. Celle des EARL suit la même tendance. Point commun entre ces sociétés ? La possibilité d’ouvrir leur capital à des personnes physiques ou morales externes (dans la limite de 49 % pour les EARL). « Les exploitations qui ont la capacité d’accueillir du capital non agricole sont celles qui augmentent leur surface en France », résume Robert Levesque, directeur du département étude de la FNSafer. Pas étonnant que ce soit aussi celles dont l’activité progresse sur le marché des terres et des parts sociales.
Angle mort
Qui détient réellement leur capital ? Voilà « un angle mort de la statistique », regrette Robert Levesque. Les notifications des ventes de parts sociales aux Safer, depuis le 1er janvier 2016, soulèvent à peine un coin du voile. « Plus les sociétés sont grandes, plus les capitaux extérieurs pèsent lourd », observe-t-il, notant aussi des investissements croissants de la part d’entreprises de l’aval.
Des mastodontes financés par des capitaux extérieurs, nationaux ou étrangers, vont-ils prendre la place des agriculteurs ? Ils peuvent, en tout cas, être vus comme des bienfaiteurs pour l’économie locale. Comme à Brécey, dans la Manche, où Les Maraîchers du Mont Saint-Michel ont prévu de construire 17 ha de serres et un centre de conditionnement. Heureux de « créer de l’emploi dans une zone où la précarité est grande », le maire, Bernard Tréhet, soutient ce projet, porté par la filiale française du groupe hollandais Van den Bosch (spécialiste de la production de légumes sous serre) et des dirigeants d’une entreprise de BTP française.
Pour boucler ce projet à 40 M€, les actionnaires ont réuni 50 % de fonds propres et fait intervenir trois banques… De son côté, la Safer « a fait son travail habituel » pour trouver les 17 ha. « Ce n’est pas à nous de dire si c’est bien ou non », juge son directeur, Stéphane Hamon, tout en soulignant que l’entreprise néerlandaise « fait le pari de produire chez nous au lieu d’exporter ses tomates ». Le projet fait-il concurrence aux maraîchers locaux ? Le maire de Brécey préfère parler des « emplois locaux en CDI », qu’il oppose aux « saisonniers polonais embauchés pour la récolte ».
Projets hors normes
Les mêmes actionnaires portaient un autre projet de serre en Charente, adossé à la construction d’un nouvel incinérateur très décrié. Ce dernier a vu le jour mais pas la serre. À cause de la polémique, précise la directrice du Syndicat intercommunal, arrivée en septembre 2015 alors que « le projet était déjà abandonné ». La société Les Maraîchers charentais, créée en août 2015, n’a-t-elle aucune autre idée derrière la tête ? L’entreprise Van den Bosch n’a pas souhaité nous en parler.
L’arrivée de capitaux extérieurs, issus de secteurs d’activité plus rentables, favorise l’émergence de projets de taille hors norme. Mais ils ne sont pas seuls à l’origine de la progression nette du travail salarié en agriculture, aussi bien dans les exploitations qu’en ETA. De même que la concentration du foncier entre les mêmes mains, directement ou via des holdings, n’est pas l’apanage des investisseurs externes. « Ces phénomènes, masqués dans les statistiques officielles, sont largement sous-estimés », rappelle François Purseigle. Ils renvoient vers l’épineuse question du statut de « l’agriculteur actif ». Et interrogent : des entreprises « banalisées » vont-elles prendre la place des agriculteurs ? Plusieurs modèles peuvent sûrement coexister… s’ils arrivent à se partager les terres et le marché.
(1) Hors Gaec, apparentés à une réunion d’exploitations individuelles.