Retraitée vivant à Paris, Christine est la première de la file. Il est un peu plus de midi, mais elle attend avec son caddy depuis 11 heures ce matin. « Je viens supporter les agriculteurs français ! », s’exclame-t-elle fièrement.

Derrière elle se trouvent une vingtaine d’autres personnes de tous âges, des enfants, des couples, dont la plupart ont entendu parler de l’événement à la radio. Tous espèrent acheter les fruits et légumes frais venus de la Drôme sur ce marché éphémère organisé au centre de Paris, sur la place de la République, par la Confédération paysanne.

Les aspects économiques de la manifestation ne sont pourtant pas la raison principale pour laquelle les Parisiens se sont déplacés. Christine, pour sa part, est venue par gourmandise avant tout. « Je n’achète pas beaucoup de fruits d’habitude, confie-t-elle, parce qu’ils ne sont pas très bons dans les supermarchés. Aujourd’hui, je viens pour avoir le vrai goût de l’abricot. »

Le juste prix

Christine devra débourser 2,50 € pour un kilo d’abricots ce midi au marché de la Confédération paysanne, un prix fixé d’après les conditions de production de l’exploitation dont ils sont issus, dans la Drôme. À quelques pas de là, dans une grande surface, le prix affiché est de 3,50 € pour une origine mystérieuse « France/Espagne ». Ces abricots-là sont payés aux exploitants un euro le kilo, un prix insuffisant estime Nicolas Girod, secrétaire nationale du syndicat.

« Pour nous, explique M. Girod, le prix d’entrée pour les abricots doit être fixé à 1,80 €. » C’est cette idée de prix minimum qu’il est venu défendre auprès des consommateurs parisiens. La Confédération paysanne souhaiterait interdire la vente des produits frais à des prix inférieurs aux coûts de revients français. Pour ce faire, elle propose d’instaurer un prix minimal d’achat pour chaque production, que les exportateurs étrangers, en Europe ou ailleurs, seraient obligés de respecter.

C’est en Espagne, à quelques centaines de kilomètres à peine des régions productrices de France, que se trouvent les concurrents qui remettent en cause les revenus des producteurs de fruits et légumes français. La Confédération paysanne, cependant, ne veut ni arrêter les importations, ni semer la discorde entre exploitants européens. « Nous travaillons avec des syndicats espagnols et portugais, explique Nicolas Girod, grâce au réseau Via Campesina. »

Au moment des négociations de la nouvelle politique agricole commune, l’heure est à la coopération. Pour le syndicat, les revendications de prix plus justes doivent servir l’ensemble des producteurs européens. « Avec un prix minimum, les exploitants de l’autre côté de la frontière, même si leurs volumes de vente baissent, pourraient eux aussi améliorer leurs conditions de travail. Ce que l’on veut, c’est tirer vers le haut l’ensemble de l’UE. »

Un secteur en crise

À chacune de ses actions, la Confédération paysanne rappelle le même chiffre : un tiers des exploitations arboricoles a disparu en vingt ans. Avec une campagne de 2018 marquée par les intempéries dans les régions productrices, la situation ne s’améliorera pas cette année. « Je suis en train d’arracher mes pêchers », témoigne Emmanuel Aze, arboriculteur dans le Lot-et-Garonne et porte-parole du syndicat dans le département.

Parfois ce sont les intempéries, parfois les pigeons ramiers ou les moucherons asiatiques : les campagnes se suivent et sont toutes difficiles. « J’ai perdu 70 % de ma production en 2016, 90 % en 2017 et là, c’est 80 %. » Dans ce contexte, impossible d’être compétitif face aux pêches en provenance de l’Espagne achetées par les grossistes français entre 0,70 et 0,90 €/kg. Sur l’exploitation d’Emmanuel, le coût de production s’élève à 1,40 €/kg.

Seule solution pour cet exploitant : s’orienter vers des productions à plus forte valeur ajoutée. « J’entame une conversion en bio, et je vais remplacer les cultures d’été par des prunes et des figues, pour le séchage et la transformation. »

Valeur sociale ajoutée de l’agriculture

Dans les conditions actuelles, les maraîchers comme les arboriculteurs n’ont pas les moyens de mettre en place des techniques respectueuses de l’environnement pour désherber ou limiter les populations de ravageurs. « Quand on n’a pas de quoi nourrir sa famille à partir de notre travail, dénonce Emmanuel Aze, comment voulez-vous qu’on fasse les investissements nécessaires pour s’adapter au dérèglement climatique ? »

Pour la Confédération paysanne, l’Europe doit aborder un tournant social sur le sujet agricole. « Si on ne regarde que les prix, explique Nicolas Girod, on n’arrivera jamais à installer de nouveaux paysans, ni à transmettre nos fermes. » Dans un contexte européen bousculé par le Brexit, il semble cependant difficile d’imaginer actuellement que l’Union européenne pourra prendre ce virage à court terme.

Mais les représentants du syndicat semblent avoir conscience de la hauteur de la marche à franchir. Le prix minimum qu’ils sont venus défendre aujourd’hui est un rêve, dont ils mesurent bien l’impossibilité, notamment légale, face aux institutions européennes. Le message qu’ils souhaitent faire passer est simple : les choix de consommateurs ont un effet direct sur le quotidien des exploitants, et donc sur les campagnes. « L’économie que pensent faire les gens en achetant moins cher, avertit Emmanuel Aze, ils la payent mille fois en tant que contribuables. »

Christine aura dû attendre près de deux heures pour avoir ses abricots. La marchandise est arrivée vers treize heures environ, en raison d’un problème de transporteur. Sur la statue de la place de la République, une inscription trônant depuis novembre 2016 dévoile le secret du succès de l’opération malgré les couacs techniques : « Aimez-vous les uns les autres. » Dans la tempête, le lien entre consommateurs et producteurs revêt une nouvelle importance.

Ivan Logvenoff