« Entre 2011 et 2014, j’ai accompagné pendant plusieurs mois des travailleurs sociaux dans leurs tournées dans des territoires ruraux du Puy-de-Dôme (2). J’ai récolté une centaine de témoignages, dont un tiers d’agriculteurs. Quand on parle des pauvres, on pense d’abord aux banlieues et aux sans-abri, mais moins à la pauvreté à la campagne. Les personnes que j’ai rencontrées étaient en difficulté et souvent éligibles au revenu de solidarité active (RSA).

Les « esclaves » oubliés

Une première catégorie d’agriculteurs pauvres regroupe des personnes vieillissantes, souvent des hommes célibataires qui se retrouvent seuls après la mort de leurs parents. Ils travaillent sur des petites surfaces, à l’ancienne, sans avoir modernisé leur exploitation. Ils vivotent avec très peu de moyens, sans confort et sans attention à leur santé. Ils n’ont pas le sentiment de manque et ne se plaignent pas : ils ont été élevés à la dure et habitués à un travail physique éprouvant. Étouffés par un milieu patriarcal, ils sont restés pour perpétuer la ferme, comme des esclaves. Ils ont subi leur vie, sans faire de choix, et se retrouvent sans successeur, confrontés à une mort sociale. “Je suis une petite misère”, m’a confié un homme. Pour rien au monde ils ne vendraient la ferme : ils gardent la responsabilité du patrimoine, et ne voudraient pas trahir leurs parents. Ils se sentent perdus dans ce monde aberrant où on travaille douze heures par jour pour ne rien gagner. Il y a beaucoup de suicides dans cette population. La présence d’animaux, domestiques ou d’élevage, a un rôle très important de soutien et de compagnie.

Les héritiers enlisés

Une deuxième catégorie rassemble des agriculteurs plus jeunes, autour de quarante-cinquante ans, généralement en couple. Ils ont hérité de leur exploitation, souvent par obligation, et se sont efforcés de la moderniser. Ils ont vivoté jusqu’à un gros coup dur, comme des problèmes sanitaires du troupeau, de santé, un divorce… Ils travaillent beaucoup, ne prennent jamais de vacances et certains perçoivent le RSA. Leurs difficultés ne peuvent être que passagères et, avec du soutien, ils pourraient redresser la situation.

Les néoruraux par choix

Enfin, il y a les néoruraux, qui ont choisi délibérément d’être “paysans”, pas agriculteurs. Ils ont fait de longues études et exercé un autre métier avant de reprendre des terres familiales ou d’acheter un terrain. Ils s’installent souvent en bio, en élevage ou maraîchage, sur des structures volontairement petites, à la recherche de la liberté, de la nature, d’un mode de vie. Leur activité ne leur permet pas encore d’en vivre, mais ils sont sur une pente ascendante. Malgré les difficultés, ils sont enthousiastes.

Générés par le système

Depuis les années 1960, on prédit la disparition des “petits” et, pourtant, ils sont toujours là. Je pense qu’ils existeront toujours, qu’ils sont générés par le système agricole actuel. Ils se sentent à l’écart des syndicats, et ne croient pas plus dans les politiques. Ils s’estiment abandonnés, comme sont abandonnés les villages et la périphérie, au détriment des métropoles. Les métiers de l’agriculture devraient être revalorisés, et il faudrait réellement encourager la transmission. Ou admettre que leur extinction est organisée. »

Propos recueillis par Sophie Bergot

(1) Des vies de pauvres. Les classes populaires dans le monde rural, Presses universitaires de Rennes, Essais, 2016, 242 pages.

(2) Combrailles, Sancy, Livradois-Forez, Limagne.