La situation liée au Covid-19 chahute certaines filières agricoles, tandis que d’autres sont totalement mises à mal. Alors que le Parlement européen et les ministres de l’Agriculture des 27 États membres pressent la Commission de prendre des mesures d’urgence, les acteurs de la chaîne alimentaire, agriculteurs en tête, tentent de garder la tête hors de l’eau.
Allemagne
À Beelitz, aux portes de Berlin, le producteur d’asperges Jürgen Jakobs va limiter la casse. L’Allemagne a obtenu un contingent de 80 000 saisonniers étrangers pour avril et mai, malgré les restrictions liées au coronavirus. À la tête d’une grosse exploitation, il a fait venir par avion des ouvriers roumains, sous de strictes conditions sanitaires. Mais il n’a pas pu compter sur une équipe complète. « Nous tournons avec 75 % de la main-d’œuvre habituelle. » En raison de la technicité des gestes, il n’a pas fait appel à des étudiants ou à des chômeurs. Les embauches locales concernent « des tâches commerciales ».
180 hectares récoltés sur 250
Avec une équipe réduite, la récolte aura lieu sur 180 des 250 hectares de l’exploitation. « Quelques collègues résignés, trouvant la procédure compliquée, n’ont pas planté sur toute leur surface, explique Jürgen Jakobs, qui est aussi président de l’association des producteurs de Beelitz. En dépit d’une récolte en baisse, une pression sur les prix demeure. Nous avons perdu une catégorie de clients très importante : les restaurants. »Ces établissements, qui absorbent une bonne partie de la production en saison, sont fermés jusqu’à nouvel ordre. Jürgen Jakobs, qui gère aussi une auberge, est frappé à double titre. Il a lancé un service de plats à emporter, mais les recettes ne représentent « pas plus de 5 % » du chiffre d’affaires habituel du restaurant.
Pour faire face au manque à gagner, il a utilisé les différentes aides proposées par les autorités allemandes. Des salariés du restaurant sont au chômage partiel. Il va profiter du report du paiement des impôts et il a déposé une demande de crédit de trésorerie garanti par l’État. À la différence d’autres petits patrons, sa banque s’est montrée « coopérative » pour traiter son dossier. Grâce au dispositif d’aides, Jürgen Jakobs et ses collègues à Beelitz n’ont pas de craintes pour leur exploitation, malgré le coronavirus.
Pologne
Le manque de main-d’œuvre a aussi d’importantes conséquences en Pologne. Avec moins de 10 000 cas confirmés de Covid-19 le 20 avril et 400 décès attribués à cette maladie, le pays apparaît relativement peu atteint par la pandémie et souffre aujourd’hui davantage des restrictions qui y sont liées que du virus lui-même. Son agriculture n’échappe pas aux conséquences des mesures prises dans le pays et à l’étranger pour réduire sa propagation.
Débouchés à l’ouest à l’arrêt
Grande exportatrice de viande de volaille et de bœuf, en particulier à destination de la restauration commerciale et collective d’Europe de l’ouest (Allemagne, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni et France), la Pologne voit une partie de ses débouchés s’effondrer en raison de la fermeture des restaurants et cantines et ne sait plus quoi faire de ses marchandises. « Avec la mise à l’arrêt de l’Horeca (N.D.L.R : hôtellerie-restauration café), nous avons en ce moment une énorme surproduction », constate Janusz Rodziewicz, président de l’association SRW, qui représente de nombreux abattoirs, volaillers et producteurs de charcuterie.
De son côté, la production souffre aussi des restrictions, notamment la fermeture des frontières à tous les ressortissants étrangers qui ne bénéficiaient pas déjà d’un droit de séjour en Pologne avant le 14 mars, date d’entrée en vigueur des premières mesures de restriction. Or, depuis des années, « les travailleurs étrangers, en premier lieu d’Ukraine, représentent plusieurs dizaines de pourcents de la main-d’œuvre dans les activités d’abattage et de transformation. Dans certaines entreprises, jusqu’à deux tiers de ces manutentionnaires manquent à l’appel », déplore Janusz Rodziewicz. L’industrie de la viande réclame au gouvernement des facilitations pour le recrutement de travailleurs étrangers, un moratoire sur le paiement des impôts et des cotisations sociales, ainsi que des mesures de stockage pour les produits les plus touchés par la chute des exportations.
L’association d’éleveurs de volaille PZZHiPD alerte que « de nombreux exploitants envisagent de gazer et d’incinérer des animaux devenus impossibles à commercialiser mais qu’il faut nourrir ». Le ministère de l’Agriculture a, pour sa part, relancé la promotion du label « Produkt Polski » et appelle les Polonais à faire preuve de « patriotisme de consommation ».
Espagne
De l’autre côté des Pyrénées, la réduction drastique de la main-d’œuvre, la baisse de consommation de certains produits et la saturation des stocks risquent d’avoir des répercussions jusqu’à l’an prochain dans certaines filières. « Pour l’instant, on s’en sort mais nous sommes très inquiets de l’avenir. » Román Santalla, producteur de lait en Galice, au nord-ouest de l’Espagne, craint de voir s’installer dans son secteur une concurrence déloyale depuis le début de la crise. Son souci : les industriels espagnols qui achètent massivement à bas prix du lait français et des fromages en provenance d’Allemagne et de Hollande. « Nous n’avons rien contre le marché européen, mais nous ne sommes pas d’accord sur le fait qu’ils achètent ailleurs en deçà des prix espagnols », explique cet éleveur, qui compte plus de 200 vaches. À son échelle, le problème porte surtout sur le fait que les veaux et les génisses ne se vendent pas. Concernant le lait, la situation est problématique pour les producteurs de lait de chèvre et de brebis, le premier ayant vu ses prix baisser de 30 à 50 %. Et ce en raison de problèmes de collecte et de baisse de la demande dans la restauration. « Il faudrait que la production soit réduite de 10 % environ pour l’adapter au marché », plaide le producteur, qui est membre de l’Union des petits agriculteurs (UPA).
« Éviter les faillites en série »
Selon lui, une aide publique doit venir compléter le dispositif pour éviter les faillites en série. Sans compter que la fermeture des lieux de consommation publique a aussi touché de plein fouet les ventes de porc ibérique, de viandes d’agneau et de bœuf. Parmi les autres filières en danger, figurent celles des plantes ornementales et de l’horticulture, qui pâtissent des fermetures frontalières, ayant engendré une pénurie de main-d’œuvre dans des régions comme l’Andalousie, la Murcie ou la Catalogne. En temps normal, l’horticulture emploie 75 000 à 85 000 saisonniers venus de Bulgarie, d’Afrique du Nord et d’Amérique latine. Dans la seule communauté de Valence, la culture des fleurs pourrait déplorer des pertes de plus de 10 millions d’euros. Enfin, les récoltes des agrumes tardifs ou de fruits rouges, dont les fraises, sont pénalisées. Les producteurs andalous réclament des aides au gouvernement pour les soutenir, car les consommateurs privilégient des fruits moins périssables.
Italie
Chez nos voisins italiens, l’État destine 400 milliards d’euros pour soutenir les entreprises affectées par le Covid-19. Les agriculteurs peuvent notamment demander pour mars et avril un coup de pouce de 600 €/mois, exonéré, pour perte de chiffre d’affaires. Ils bénéficient de reports d’imposition, de cotisations sociales et d’échéances de prêts jusqu’au 30 septembre 2020. Les entreprises peuvent aussi bénéficier d’un prêt de trésorerie de 25 000 €, remboursable sur six ans, dont la première échéance est payable dans dix-huit mois, garanti par l’État. Des aides qui ne convainquent pas certains producteurs, qui privilégient l’organisation de la filière aux soutiens étatiques (lire ci-dessous). Certaines régions annoncent plusieurs millions d’euros de soutien aux éleveurs et laiteries qui auront recours à des mesures de stockage, tout en continuant la collecte.
États-Unis
Si une réponse globale et européenne à la crise se fait attendre, de l’autre côté de l’Atlantique, un plan d’aide massif a d’ores et déjà été annoncé par Washington, alors que de nombreux farmers sont dans la tourmente.
La filière laitière américaine est aussi sous tension. « 10 % du lait produit est en excédent », estimait le 16 avril Jean-Marc Chaumet, économiste, à l’occasion d’une visioconférence organisée par l’Idele. De 10 000 à 14 000 litres sont jetés quotidiennement. Les producteurs de viande bovine ont, quant à eux, vu le prix de leur production chuter de 25 %, en comparaison à la mi-janvier. Pour répondre à la crise, le président Donald Trump a annoncé, le 17 avril, une aide directe de 16 milliards de dollars aux agriculteurs, complétée par 3 milliards d’aide alimentaire aux plus démunis. Ceux qui dépendent du segment de la restauration hors domicile (RHD) sont particulièrement impactés, tandis que les producteurs qui travaillent avec les GMS s’en sortent mieux. « Du jour au lendemain, la demande s’est complètement reportée vers la grande distribution. Ça ne nous a pas posé trop de difficultés car ça représente déjà 75 % de nos ventes », explique Alain Pincot (1), gérant de Bonipak, exploitation maraîchère familiale de 1 200 ha à Santa Maria, en Californie. « Par contre, nous avons plus de concurrence dans les rayons et les marges sont plus faibles. » L’agriculteur perçoit des changements de comportement des consommateurs depuis le début de la crise. « Ils achètent les produits qu’ils savent cuisiner, donc nos principaux légumes, choux, brocolis, céleris ou salades, sont plébiscités. Autre effet inattendu : la demande en bio a explosé. »
Mesures sanitaires
L’exploitation embauche 350 saisonniers qui viennent du Mexique. « Nous avons eu la chance de les voir arriver avant la fermeture des frontières », constate Alain Pincot. Pour les autres fermes, les associations de producteurs font pression pour que la main-d’œuvre parvienne à entrer sur le territoire américain. Mais la vie au sein de l’exploitation a tout de même été chamboulée avec la crise sanitaire. « Cela génère des contraintes administratives supplémentaires pour l’accueil de ces employés saisonniers. » Que ce soit dans les bureaux ou dans les champs, beaucoup de précautions sanitaires doivent être prises. « Tout le monde porte un masque et nous avons mis du gel hydroalcoolique à disposition. La distanciation physique est appliquée partout où c’est possible. Ça ne pose pas de problème pour la cueillette des fraises par exemple, mais pour d’autres activités, c’est parfois plus difficile. Nous désinfectons en plus les locaux et le matériel pour limiter les risques, mais aussi pour rassurer », relate le producteur. Des thermomètres viennent par ailleurs d’arriver à la ferme. « Nous allons d’abord mesurer la température des équipes de récolte. Au-dessus de 38 degrés, la personne devra rentrer chez elle. »
L. André, M. Cessac, B. Devault,
N. Savin, R. Su et B. Quantinet
(1) Originaire d’Orléans, Alain Pincot a été journaliste au service Cultures de La France agricole à la fin des années 1980.