Un mois après le début du déconfinement progressif, si l’Insee estime, dans une publication du 27 mai, que l’activité du secteur agricole, sylvicole et pêche a diminué de 13 % au 7 mai, il est encore difficile de chiffrer précisément les pertes sur les exploitations.
« Nous avons observé, entre le 15 février et le 15 mai, une perte de chiffre d’affaires de l’ordre d’un milliard d’euros pour le secteur agricole, avec de grosses différences selon les secteurs de production », analyse Quentin Mathieu, économiste des chambres d’agriculture (APCA). Les filières horticole et viticole sont les plus touchées. Les pertes sont évaluées de 50 à 70 % du chiffre d’affaires en viticulture et 400 millions d’euros pour l’horticulture. Si des plans de soutien ont été mis en place pour ces deux secteurs, d’autres sont à l’étude pour les filières brassicole et cidricole.
L’économiste compte également 200 millions d’euros de pertes pour la filière pomme de terre, 50 millions pour le foie gras, 200 millions pour les petites filières de volailles (canard à rôtir, pintade, pigeon…) et celle du lapin, et 100 millions pour les fromages AOP.
Une crise économique
De leur côté, « les coops ont tenu bon mais elles ont souffert ». Dominique Chargé, président de la Coopération agricole a livré, le 4 juin, un premier bilan économique. Résultat : une perte moyenne de chiffre d’affaires de 28 % sur la période de mars à mai 2020 pour les 318 entreprises qui ont répondu à l’enquête réalisée par l’organisation. « Un chiffre qui masque des disparités importantes en fonction des filières », a relativisé celui qui est aussi vice-président de Terrena.
« On est passé du 15 mars au mois de mai, d’une crise sanitaire à une crise économique logée dans nos coopératives. Elle a aujourd’hui des conséquences sur les marchés des matières premières et agricoles », a-t-il souligné. Interrogé sur les conséquences de cette perte de chiffre d’affaires sur la rémunération à court terme des associés coopérateurs, il explique que son organisation a travaillé avec les pouvoirs publics pour « que l’on ait un minimum d’impact conjoncturel sur l’activité agricole ». Les personnes concernées devront s’en contenter. « Aujourd’hui, il y a un reflux en production laitière. On le voit également en viande bovine avec un report d’abattage des jeunes bovins. Toutes ces perturbations auront des impacts sur les volumes de production stockés et donc sur les cours. Nous travaillons activement pour avoir un minimum de conséquences. Mais il y a une perturbation à l’échelle internationale que nous subissons également. » De plus, l’enquête indique que 72 % des coopératives affirment que « la crise engendrera des surcoûts au-delà des pertes de chiffre d’affaires ». « Ces surcoûts vont venir réduire de plus de 50 % les résultats d’exploitation des coopératives. Une perspective qui va aussi affecter leur capacité à investir », a averti Dominique Chargé.
Seulement deux mois de recul
« C’est encore un peu tôt pour chiffrer l’impact direct de la crise pour les agriculteurs, d’autant plus que c’est un secteur qui ne s’est pas arrêté de produire et de vendre, excepté pour l’horticulture et la viticulture », analyse quant à lui Pierre Lucas, responsable gestion chez Cogedis. Beaucoup, après les difficultés des premières semaines, se sont adaptés, à l’image de cette productrice de fromages de chèvre qui a trouvé de nouveaux débouchés dans le magasin d’un collègue après avoir perdu tous ses contrats en restauration hors domicile (RHD). Les situations sont hétérogènes, mais pour les exploitations déjà en situation de tension, les problèmes pourraient s’amplifier. Pour Guillaume Favoreu, expert associé chez Optimes et membre du réseau Experts Emergens, « les exploitations qui étaient en difficultés avant la crise le seront encore plus. Aujourd’hui, on ne connaît pas encore toutes les conséquences économiques. Nous avons seulement deux mois de recul. Les exploitants qui subiront le plus cette crise sont ceux qui sont exposés aux marchés mondiaux et qui ont en même temps un bilan alourdi par des emprunts. A contrario, certaines fermes qui n’ont ni l’un, ni l’autre de ces inconvénients, ont pu voir parfois leur chiffre d’affaires augmenter. »
« L’effet de la crise ne se mesure pas lors du confinement ou du déconfinement, mais quelques mois après. Nous craignons vraiment le dernier trimestre de l’année, quand une forte pression sera mise sur des trésoreries exsangues », confie Patrick Bougeard, président de Solidarité paysans, qui accompagne les agriculteurs en difficultés.
Des aides peu sollicitées
Si les agriculteurs, au même titre que les autres professions, sont éligibles aux prêts garantis par l’État (PGE) et au fonds de solidarité, il semble qu’ils soient peu nombreux à les solliciter, excepté dans les filières horticole et viticole. « Les PGE représentent environ 5 300 dossiers, dont la moitié sont des viticulteurs et aussi beaucoup d’horticulteurs », détaille Jean-Christophe Roubin, responsable marchés de l’agriculture au Crédit agricole. À la fin avril, la banque verte a accordé au secteur agricole environ 390 millions d’euros de PGE pour un total de 24,5 milliards. « Les demandes de PGE pour l’agriculture sont marginales par rapport à celles des autres secteurs, confirme Sébastien Prin, responsable marché de l’agriculture à la Confédération nationale du Crédit mutuel, mais pour ceux qui en ont bénéficié, c’était un soutien très important. Nous restons vigilants sur l’évolution des situations et appelons nos clients à nous solliciter le plus tôt possible en cas de difficultés. »
Concernant l’accès aux prêts garantis par l’État, Guillaume Favoreu observe une certaine frilosité des banques. « Certes il y a la garantie de l’État, mais elles réalisent toujours une analyse des risques financiers et restent prudentes, commente l’expert. Pour ceux qui ont essuyé un premier refus, une nouvelle demande peut être envisagée d’ici fin décembre, lorsque les conséquences de la crise seront mieux cernées. » Quant au fonds de solidarité, les experts affirment qu’il n’est pas forcément adapté aux agriculteurs. Dans un rapport publié le 4 juin, le Sénat est également critique sur les aides nationales, insuffisantes et mal ciblées. Malgré le grand nombre d’exploitations agricoles éligibles au fonds de solidarité, seules 48 500 demandes d’aides auraient été étudiées par le gouvernement, pour un montant moyen de 1 300 euros par exploitation. A.M., B.Q., B.L., M.S.