Les Nouvelles Routes de la Soie (NRS) ont été lancées par le premier ministre Xi Jinping en 2013. Présentée comme la première étape de son programme politique, cette stratégie affiche l’objectif d’intensifier les échanges commerciaux de l’empire du Milieu avec des pays tiers, dans un esprit « gagnant-gagnant », que les responsables politiques chinois aiment à rappeler. A l’occasion du 2e forum de Paris sur les NRS le 10 janvier dernier, S.E.M Zhain Jun, l’ambassadeur de Chine en France, a insisté sur la volonté du pays « d’avancer avec tous les pays du monde », considérant les Nouvelles Routes de la Soie comme « un bien commun et une plate-forme de coopération à l’échelle mondiale ».
Sécurité alimentaire
Cette interprétation ne fait pourtant pas l’unanimité. Pour certains observateurs, les NRS répondent à une vision à long terme : bousculer l’échiquier mondial et contourner les puissances de l’Ouest. La Chine a d’abord investi dans des infrastructures en Asie, puis vers l’Afrique, l’Europe, le Moyen-Orient et l’Amérique latine. Une stratégie qui lui a permis de se rapprocher de pays soutenant historiquement le modèle occidental et ainsi d’asseoir son influence économique, politique et culturelle. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump en 2017 peut être vue comme une aubaine pour Xi Jinping. La politique protectionniste du 45e président américain et sa remise en cause de nombreux accords multilatéraux laisse au premier ministre chinois une place de premier plan dans les relations internationales. Si la guerre commerciale que se livrent les deux puissances depuis l’été 2018 ralentit l’économie de l’empire, « elle agit comme un véritable catalyseur du projet des nouvelles routes de la soie », estime Jean-Marc Chaumet, spécialiste de la Chine à l’Institut de l’élevage.
« Cette initiative globale est totalement atypique dans le sens où elle couvre un grand nombre de pays, environ une centaine, et concerne beaucoup de secteurs, 48 au total dont celui de l’agriculture et de l’agroalimentaire, souligne Sébastien Abis, chercheur associé à l’Iris et directeur du Club Demeter. Selon lui, « rares sont les pays qui investissent comme la Chine dans l’agriculture pour leurs besoins de sécurité alimentaire. »
Dans ce contexte, le secteur agricole français a sa carte à jouer. « L’agroalimentaire est en valeur le troisième poste des exportations françaises vers la Chine, avec 13 % des envois, derrière le secteur de l’équipement électronique et l’informatique (19 %), et l’industrie aérospatiale (34 %) », expose Carole Ly, responsable de la mission des affaires européennes et internationales à FranceAgriMer. Entre octobre 2017 et 2018, la valeur de ces échanges est estimée à 2,3 milliards d’euros, en majorité expliquée par les vins et spiritueux (51 %), les produits laitiers (27 %) et la viande porcine (8 %). « Excepté le cas des boissons, nos exportations ne sont pas destinées directement aux assiettes des consommateurs chinois. Ce sont des matières premières, appelées « commodités », vouées à fournir l’industrie agroalimentaire. Pour les produits laitiers, il s’agit essentiellement de produits secs (poudres). Concernant la viande de porc, nous exportons principalement du gras et des abats. » La quasi-totalité de ces produits transite par bateau, et gagne la côte est de la Chine en quarante-cinq jours. « Le prix reste déterminant, souligne Carole Ly. La voie maritime reste la plus économique. Le train permet de rallier la Chine en quinze à vingt jours mais coûte 1,5 fois plus cher. »
L’émergence de la classe moyenne chinoise pourrait cependant changer la donne. « Elle représente aujourd’hui 350 à 400 millions de personnes dont le revenu moyen annuel est de 15 000 €, et croît d’environ 20 millions de personnes chaque année. Des opportunités se dessinent pour des produits agroalimentaires à plus forte valeur ajoutée comme la viande réfrigérée, ou les denrées destinées aux secteurs de l’épicerie et de la boulangerie. »
Autant de produits qui pourraient transiter par la voie ferroviaire. Mais alors que cinq à sept trains relient chaque jour l’Allemagne et l’Europe du Nord à la Chine, il n’existe pas de trajets directs au départ de la France. « Ces trains transportent des biens industriels issus des secteurs de la haute technologie, de l’automobile, de l’industrie mécanique ou de la sidérurgie, qui nécessitent un trajet plus rapide que par la voie maritime, explique Xavier Wanderpepen, responsable des activités de transport ferroviaire de fret en Chine à la SNCF. Or la France n’est pas au premier rang des pays d’Europe dans cette économie d’échanges avec la Chine. » La situation pourrait toutefois évoluer. « Nous travaillons avec nos partenaires chinois pour créer, à l’horizon 2020, des trains directs qui pourraient être un atout pour les entreprises françaises exportatrices, en particulier dans le secteur de l’agriculture. Aujourd’hui, une partie des trains repartent vides de l’Europe vers la Chine. Les exportations françaises seraient donc les bienvenues pour les remplir. » Sur le terrain, toutes les installations sont opérationnelles. « Les trains de la route de la soie sont composés exclusivement de conteneurs. Nul besoin de créer des infrastructures en France. Les terminaux ferroviaires équipés de grues existent déjà. »
Remplir les wagons
Dès lors, il appartient aux acteurs du secteur agricole et agroalimentaire de s’organiser. La filière porcine française a pris la balle au bond dès 2013, en étudiant la faisabilité du transport de viande et de produits à base de porc depuis la France vers la Chine par la voie ferroviaire. « Il faut pouvoir fournir un train complet de 1 000 tonnes (40 conteneurs de 25 t) tous les quinze jours, voire toutes les semaines, assure Didier Delzescaux, directeur de l’interprofession porcine (Inaporc). La filière exporte chaque année 110 000 t de marchandises, mais les flux sont irréguliers. D’où l’importance de s’organiser avec d’autres secteurs pour assurer le remplissage des wagons et optimiser les coûts. Car le train n’attend pas d’être complet pour partir. »
Inaporc s’apprête à lancer en 2019 de nouveaux travaux sur fret ferroviaire vers la Chine avec, cette fois, l’objectif d’un test grandeur nature. « Les secteurs de la viande bovine, du lait, des céréales ou des fruits et légumes sont également intéressés, indique Didier Delzescaux. Le contexte a évolué depuis 2013 : le coût du train a diminué, et des problèmes de disponibilités de bateaux apparaissent. » La plate-forme ferroviaire de Dourges, dans le Pas-de-Calais, pourrait être le point de départ des envois français. « Outre la logistique d’acheminement des marchandises vers la gare, plusieurs points techniques sont à consolider. Il s’agit notamment du maintien de la chaîne du froid entre la France et la Chine, et du respect des délais d’acheminement. Car la dimension des rails varie selon les pays, nécessitant de manipuler à deux reprises les containers sur l’ensemble du trajet. »
Au-delà de ces éléments techniques, les fastidieuses procédures d’agrément pour l’exportation vers la Chine restent un frein aux échanges. « En la matière, il n’y a pas de discussions à l’échelle européenne, expose Carole Ly. Les négociations se font par pays, par produit et parfois même par sous-produit. Il y a actuellement une vingtaine de dossiers en cours dans le secteur agroalimentaire français. Pour faire entrer un nouveau produit issu d’une entreprise non-agréée, il faut compter un délai de quatre à cinq ans. »
Le secteur de la viande bovine en fait les frais. Depuis la réouverture du marché chinois en juin 2018, après dix-sept ans d’embargo lié à la crise de l’encéphalopathie spongiforme bovine, seules deux entreprises françaises ont été agréées, et les échanges sont pour l’heure quasi-inexistants. « Il est à ce stade difficile de savoir quand et combien de nouveaux agréments seront délivrés, rapporte Jean-Marc Chaumet. Pourtant, le train présente une opportunité pour la viande bovine fraîche. A ce jour, seuls les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la France peuvent en exporter vers la Chine. Via les nouvelles routes de la soie, nous pourrions disposer d’un avantage compétitif. »
Enfin, des considérations diplomatiques pourraient jouer les trouble-fêtes, en particulier concernant l’étape russe du périple. « Un accord avec les autorités est nécessaire pour lever les doutes sur d’éventuels blocages, précise Xavier Wanderpepen. Bien qu’autorisés pour un transit vers la Chine, les produits agroalimentaires français sont interdits d’importation en Russie en raison de l’embargo en vigueur, et donc potentiellement soumis à des complications douanières. »
Corridors transocéaniques
Les nouvelles routes de la soie accentuent donc le recentrage du monde sur l’Asie. Cette nouvelle stratégie géopolitique vise à lier les propres enjeux de souveraineté nationale de la Chine et la volonté ambitieuse d’exister sur l’échiquier mondial. Les nouvelles routes de la soie ont ainsi en premier lieu une vocation intérieure afin de développer les zones rurales du Centre et de l’Ouest. Mais ces nouveaux axes commerciaux sont aussi un moyen pour la Chine de maîtriser et fluidifier ses échanges internationaux. On peut citer l’exemple des projets de corridors transocéaniques en Amérique du Sud (voir carte p. 16), qui relient le Pacifique et l’Atlantique. « L’objectif est de transpercer notamment le Brésil qui souffre de l’enclavement et dont les autorités sont intéressées par les financements de la Chine, appuie Sébastien Abis. Elle a compris qu’en finançant le développement de couloirs ferroviaires et routiers dans ce pays, elle améliorerait les flux en Amérique du Sud… pour mieux importer du soja et peser sur les marchés sud-américains. » Cette logique de désenclavement vaut aussi dans les modernisations des infrastructures en Ouzbékistan, Kazakhstan, Iran… ou encore dans les pays du Moyen Orient et d’Asie centrale, qui représentent des marchés en forte progression.
La Méditerranée est aussi un point stratégique puisque la plus grande partie des échanges commerciaux sino-européens se fait par voie maritime. En 2018, la Chine détenait plus de 10 % de l’activité portuaire européenne. Certains pays du littoral ont accueilli favorablement les investissements chinois, alors que la crise financière de 2008 les avait particulièrement touchés. La Grèce est devenue le principal allié de la Chine sur le Vieux Continent et lui assure une porte d’entrée pour le transport de ses marchandises. En 2013, l’Empire a organisé à Rome une conférence réunissant six pays du sud de l’Europe, afin de renforcer leur coopération agricole. Selon Jean-Pierre Raffarin (1), « il y a dans la tradition chinoise une phrase qui revient régulièrement : celui qui possède l’Europe, possède le monde ». Pékin affiche clairement ses ambitions.
Isabelle escoffier, Vincent Guyot, Bertille Quantinet
(1) Extrait du documentaire « Le Monde selon Xi Jinping », diffusé sur Arte en décembre 2018.