Le sujet est sur les lèvres de tous les agriculteurs, notamment lors des assemblées générales de coopératives. Les contours de la séparation capitalistique des activités de vente et de conseil à l’utilisation des produits phytos restent encore flous. Le 4 décembre, le gouvernement a présenté à la profession agricole la troisième version du projet d’ordonnance relative à cette séparation. La deuxième, présentée le 14 novembre, avait fait beaucoup de bruit. Cette nouvelle proposition, qui pourrait être la dernière, précise les modalités de ce « divorce » qui vise à réduire l’usage et les impacts des produits phytos.
Conseil annuel obligatoire
Il y aura donc deux, voire trois types de conseil :
°Le conseil annuel obligatoire pour que l’agriculteur achète des produits phytos. Le vendeur (y compris s’il s’agit d’un site internet) exigera un justificatif de délivrance à partir du 1er janvier 2021. L’information devra être prise auprès d’un conseiller indépendant de chambres d’agriculture ou d’un organisme stockeur (OS) ayant fait le choix exclusif du conseil. Certaines exploitations pourraient obtenir une dérogation à cette obligation, notamment celles certifiées HVE3. L’information, « stratégique à l’utilisation de produits phytos » selon le projet d’ordonnance, est fondée sur « un diagnostic comportant une analyse des spécificités pédoclimatiques, sanitaires et environnementales ». « Il prend aussi en compte l’organisation et la situation économique de l’exploitation et comporte une analyse des moyens humains et matériels disponibles, ainsi que des cultures et des précédents culturaux, et de l’évolution des pratiques phytos. » Bref, un véritable audit phyto qui pourrait durer une demi à une journée. Entre 500 et 1 000 € au frais de l’agriculteur. À voir si des aides seront mises en œuvre.
° Le conseil spécifique à l’utilisation des produits phytos, également appelé conseil de saison ou de préconisation. Il concerne le choix de la substance active, de la spécialité commerciale, et de la parcelle à traiter. Il n’est pas obligatoire pour que l’agriculteur achète des phytos (il l’était dans la deuxième version). Jusque-là entre les mains de la distribution, il devrait passer dans les bras des conseillers indépendants au 1er juillet 2022. C’est ce qui avait fait un tollé lorsque la deuxième version du texte avait été présentée le 14 novembre, et qui est confirmé dans cette troisième version.
°L’information liée au produit phyto. Elle concerne la cible (les bioagresseurs), la dose préconisée, et les conditions d’application et de sécurité. Elle reste au sein de la distribution. Le vendeur garde aussi le conseil labellisé CEPP (lire encadré p.16).
« Nous ne remettons pas la séparation en question mais demandons que le conseil spécifique, de saison, ne soit pas séparé capitalistiquement de la vente, avec des équipes et factures différentes mais au sein de la même entreprise », réclame Vincent Magdelaine, directeur de Coop de France. Le problème pour cette dernière et la FNA (Fédération du négoce agricole), c’est aussi le risque de déstructuration des filières. « La distribution vend la production de l’agriculteur, parfois avec des cahiers des charges sanitaires stricts, à des acheteurs exigeants. Le conseiller indépendant sera loin des cahiers des charges des filières et il sera compliqué pour nous de connaître l’itinéraire technique pratiqué sans être sur le terrain. »
Le casse-tête des OS
In situ, les OS tentent de se préparer au mieux mais les changements de texte les mettent à rude épreuve.
« Le conseiller de la coop connaît bien ma ferme, mes terres, le potentiel de rendement des cultures, les risques de bioagresseurs… Il préconise des doses adaptées aux besoins et bien souvent inférieures à l’homologation. Qui connaît mieux que lui mon exploitation ? », se demande Christophe Grison, président de la coopérative Valfrance dans l’Oise et la Seine-et-Marne, qui ne pense pas qu’un conseiller indépendant fasse mieux. Pour lui, cette séparation favorise la réduction de l’usage des phytos. Néanmoins, « si cette ordonnance passe, il faudra refondre le modèle économique des OS. On ne sait pas comment l’appliquer. Elle est encore trop floue, mais Valfrance s’orienterait plutôt vers la vente. »
Prix en hausse
Même incertitude au sein de Caproga, coopérative dans l’est du Loiret, qui pensait conserver le conseil aux adhérents. « Nous avons dix chefs de centre responsables, sur une zone, du conseil, de la vente d’appros, et des achats de récolte, décrit Jean-Michel Billault, son président. Ils sont compétents, très réactifs et en permanence en relation avec leurs adhérents. Ils adaptent leurs préconisations au potentiel de production. Notre priorité reste le conseil. On réfléchit comment garder un accès privilégié aux produits. » Car comme le confirment plusieurs OS, « la marge se fait avec la vente des phytos ».
Pour Jean-Nicolas Simon, consultant et dirigeant de Marketerras, « rares seront les OS qui feront le choix du conseil » en plus de l’enjeu économique : « Le conseiller indépendant, selon les textes et référentiels, ne peut avoir aucune activité liée à la vente d’intrants. » Rien n’empêche une coop ou un négoce qui choisirait la vente « de créer une société de conseillers uniquement, dans le respect des 10 % de prise de participation imposés par le projet d’ordonnance ».
Sur le terrain, cette idée trotte dans la tête de plusieurs OS : « Des arrangements devraient être possibles, créer des sociétés, sortes de filiales… » Les conseillers indépendants et les chambres pour le conseil, et l’e-commerce pour la vente, profiteraient de cette séparation. Pour l’agriculteur, le prix des phytos devait baisser en enlevant le conseil. Mais ce « divorce » intervient à un moment charnière dans la distribution avec la suppression des remises, rabais, ristournes (3R) appliqués au 1er janvier 2019. L’interdiction des 3R augmenterait le prix des produits de 10 à 15 % selon la Coordination rurale. Pour Jean-Nicolas Simon, cette suppression aura un impact sur la rentabilité des OS et « ils devront revoir leur organisation davantage en fonction des 3 R que de la séparation, d’autant que les vendeurs peuvent garder le conseil de préconisation jusqu’en juillet 2022 ».
À cela s’ajoute la hausse de la redevance pour pollution diffuse (RPD), estimée à plus de 100 millions d’euros par l’UIPP. « Sur mon exploitation, cela représente 4 000 à 6000 € de frais supplémentaires », compte Christophe Grison. Mais sur ce point, rien n’est encore sûr. Le Sénat aurait proposé que cette hausse soit supportée par les firmes. À suivre début 2019. Florence Mélix