L’artificialisation des sols est l’un des dix « nouveaux indicateurs de richesse » mesurés chaque année depuis 2015. C’est dire si le gouvernement prend le sujet au sérieux… L’objectif de « zéro artificialisation nette » figure même dans le plan biodiversité, présenté au mois de juillet par l’ancien ministre Nicolas Hulot. Et l’on pourrait s’imaginer sur la bonne voie à la lecture du fameux « indicateur », qui affiche une artificialisation « stabilisée » à 9,5 % du territoire en 2016.
Mais alors, pourquoi cette impression que l’on continue à bétonner à tour de bras ? La FNSafer alertait en mai sur la reprise de l’artificialisation au rythme de 55 000 à 60 000 ha/an. Double discours, ou politique de l’autruche au plus haut sommet de l’État ?
Infrastructures
Notre pays est reconnu pour la qualité de ses paysages et de ses produits agricoles. La lecture de la stratégie « France logistique 2025 », publiée en 2016, nous apprend qu’il l’est aussi pour la qualité « de son maillage d’infrastructures et d’équipements, ou la disponibilité de ses terrains ». Il y est question de développer encore nos infrastructures pour faire de la France un leader mondial de la logistique (elle serait aujourd’hui « seulement au 13e rang mondial ») grâce à sa « vaste offre foncière ». Une réserve de terres dans laquelle on peut donc allégrement puiser, d’après ce document cosigné par un certain… Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie ! On comprend que le « zéro artificialisation nette » n’est pas pour demain.
Le logement - y compris jardins et parkings - représentait 42 % des sols déjà artificialisés en 2014 (1) et reste la première destination des surfaces artificialisées. Mais 30 % de ces sols sont occupés par des activités économiques (industrie, logistique, commerce…) et 28 % par des réseaux routiers. Et ces deux derniers postes ont contribué encore plus activement que le logement au mouvement d’artificialisation observé depuis 2006. Un début, car le secteur logistique est bel et bien en plein essor.
L’emprise foncière stricte des grands entrepôts (plus de 5 000 m²) était déjà de 7 800 ha cumulés en 2015, sans compter l’impact de leur éparpillement et des réseaux routiers les desservant. Une course à l’agrandissement semble s’être lancée, pour l’instant remportée par l’entrepôt de Conforama en cours de construction à Tournan-en-Brie (Seine-et-Marne), sur un terrain de 33 ha. Le virage de l’e-commerce induit également des besoins fonciers démultipliés, en raison d’une gestion différente des stocks et d’une circulation de camions accrue (2). Dans ce contexte, la qualité des terres sacrifiées ne compte pas.
Hypocrisie
C’est ainsi que la plaine de Crau (Bouches-du-Rhône), dernière steppe d’Europe occidentale et réputée pour son foin AOC, est grignotée par la construction d’un pôle logistique gigantesque. « Environ 400 ha sont déjà bétonnés sur la commune de Saint-Martin-de-Crau et les documents d’urbanisme en prévoient une centaine de plus », se désole Joëlle Longhi, de l’association Agir pour la Crau, qui multiplie les recours contre les permis de construire - et gagne régulièrement. Elle évoque des inquiétudes pour le pastoralisme, et des conséquences en chaîne pour toute la population. « La recharge de la nappe phréatique dont dépendent 270 000 personnes est directement liée à la présence des prairies de fauche irriguées par capillarité… Si on bétonne, on stoppe ce système ! »
Dans une région à la pression foncière énorme, d’autres conséquences de l’imperméabilisation défraient souvent la chronique. « Les eaux qui ne peuvent plus s’infiltrer créent de fortes inondations », rappelle Cécile Claveirole, coordinatrice du réseau agriculture chez France nature environnement (FNE). Citant le dernier rapport alarmant du Giec sur le dérèglement du climat, elle souligne aussi que les sols bétonnés ne stockent plus de carbone. « Mais il y a encore trop d’argent en jeu pour que la plupart des élus locaux prennent ces aspects en compte et fassent vraiment primer l’intérêt collectif à long terme. »
Pour Arnaud Schwartz, secrétaire national de France nature environnement, braquer les projecteurs sur les particuliers est aussi hypocrite que de « dire d’arrêter de jeter des papiers à côté des poubelles au lieu de demander aux industriels d’arrêter de faire des emballages inutiles ! »
Remembrementsur 11 000 hectares
Sa fédération est vent debout contre le grand contournement ouest de Strasbourg. Les travaux préparatoires viennent d’être autorisés par arrêté préfectoral pour ce projet vieux de trente ans. « Pour l’État, tout est acté et l’arrêt conduirait à payer 200 millions d’euros d’indemnités à Vinci… »
Environ 300 ha agricoles seront goudronnés et un remembrement est prévu sur près de 11 000 ha de terres agricoles et naturelles. Le collectif d’opposants regroupait à l’origine les trois syndicats agricoles aux côtés des associations environnementales. La FDSEA s’en est séparée. « Vinci paye le remembrement dont ils rêvent depuis les années 1970 : cela semble une bonne affaire », regrette FNE.
Face aux critiques, Franck Sander, président de la FDSEA, rappelle son « opposition historique » au projet. « Mais nous avons une responsabilité par rapport aux exploitants. Un remembrement étendu diluera l’impact du chantier. » FNE craint que l’opération conduise à de nouvelles pertes de biodiversité : agrandissement des parcelles, disparition de haies, des fossés… Franck Sander veut rassurer : « On parle d’îlots de 5 ha après remembrement. Il sera l’occasion de mieux protéger les zones humides, d’installer des ouvrages contre les coulées de boue, de replanter des haies… »
Folie des grandeurs
Autre projet, même combat. Europacity : 40 000 m² dédiés au commerce et aux loisirs, au nord de Paris. Porté par le groupe Mulliez, ce dossier sacrifierait 80 ha de terres agricoles. Il multiplie les oppositions. En novembre 2017, une tribune dans Libération a réuni la signature de 150 personnalités opposées, de José Bové à Christiane Lambert. Elles y soutenaient un projet alternatif pour approvisionner les cantines locales.
« Un centre commercial gigantesque avec une station de ski artificielle, c’est la folie des grandeurs du XXe siècle ! C’est exactement ce que je ne veux plus demain », s’était énervé Nicolas Hulot, en juillet.
Si son successeur ne s’est pas encore prononcé, le porte-parole du gouvernement a estimé devant le Medef, le 11 octobre, qu’« on n’est pas totalement dans l’air du temps et dans le sens de l’histoire avec ce type de projet ». Mais le gouvernement maintient son soutien officiel.
Il faut dire qu’en matière d’économie, c’est deux poids, deux mesures. La présence d’une agriculture pourvoyeuse d’emplois et en phase avec les attentes de la société pèse rarement dans la balance (lire ci-contre). Dans le même temps, les arguments du développement économique et de l’emploi sont toujours convoqués lorsqu’il s’agit de justifier la création d’un énième Center parcs sur des centaines d’hectares d’espaces naturels - qui peuvent impacter indirectement l’agriculture par le biais des mesures compensatoires ou l’accroissement des besoins en mobilité. Et tant pis si 45 à 48 % de ces emplois créés concernent des tâches ménagères à temps partiel (3)…
Quel est le plus néfaste : les grands ouvrages ou le mitage diffus sur le territoire ? « Les premiers donnent le feu vert aux autres », estime Cécile Claveirole. Tant que des chantiers démesurés seront lancés avec des financements publics et la bénédiction de l’État, il sera difficile d’exiger des particuliers, des entreprises et des élus locaux d’arrêter de piocher dans le foncier agricole.
(1) Dernières données disponibles issues de l’enquête Teruti-Lucas. (2) étude du fonds d’investissement américain Prologis, juillet 2014. (3) Projets de Center Parcs à Roybon, Poligny et Le Rousset.