«Dans les révolutions, il y a deux sortes de gens : ceux qui les font et ceux qui en profitent », affirmait Bonaparte. Au regard des études constatant une révolution de la consommation dans les chariots, qui saura profiter du nouvel appétit des Français pour les produits de qualité ? Les distributeurs, en collant aux attentes de leurs clients, ou les industriels, en osant une totale transparence ? Et quelle place laisseront-ils aux agriculteurs ?
Pour l’heure, les acteurs continuent de se regarder en chien de faïence, se demandant qui mordra l’autre en premier. La méfiance est toujours de mise dans les relations commerciales. Un point met tout le monde d’accord : la demande en produits à forte valeur ajoutée est bien réelle. Selon une étude publiée en juin 2016 par l’Obsoco (Observatoire société et consommation), 59 % des Français se disent prêts à privilégier la qualité, quitte à payer plus cher. Et ils le font : les études du Crédoc constatent depuis deux ans un redressement de la part alimentaire dans le budget des ménages, après cinquante ans de baisse. « Il y a des autoroutes de croissance et de valeur à créer », conclut David Garbous, directeur du marketing chez Fleury Michon. De là à espérer de nouvelles idylles dans la filière, il n’y a qu’un pas.
Mais il n’est pas simple de faire marcher tout le monde dans le même sens. Les divergences sont profondes. Le think tank agroalimentaire chapoté par Les Echos en dresse un bilan dans son dernier rapport, présenté le 28 juin 2016 à Paris : « Dans un contexte français où la demande finale est quasiment stable, les négociations sont plus tendues que jamais. Le distributeur, soucieux de son positionnement prix par rapport à ses concurrents, entend peser sur les tarifs lorsque l’industriel attend visibilité et rentabilité pour sécuriser ses investissements. »
Sortir du corporatisme
Olivier Dauvers, directeur de ce think tank, regrette également des postures de principe : « L’intérêt général prime rarement sur les intérêts catégoriels. Même des gens brillants ont du mal à sortir de positions corporatistes... » Comment y remédier ? Les participants aux réflexions balayent large : davantage de médiation, des engagements pluriannuels, une contractualisation sur les prix et les volumes avec les producteurs… Tous insistent sur la nécessité d’intégrer l’ensemble des acteurs aux interprofessions.
« L’essentiel des problèmes que rencontrent les filières a notamment pour cause le manque de dialogue, qui amène incompréhensions et défiance, analyse Philippe Goetzmann, directeur des relations institutionnelles chez Auchan. Ce dernier souhaiterait faire des interprofessions « des instances de gouvernement » permettant à toute la chaîne de s’adapter sans cesse à la demande des consommateurs. « Réunir toutes les parties prenantes permettrait par ailleurs d’anticiper les crises, ajoute-t-il. Nous pourrions imaginer ensemble des mécanismes pour donner de l’oxygène sans attendre le dernier moment, quand les tensions sont les plus fortes et que les tripes parlent à la place de la tête. »
Michel-Edouard Leclerc a lui aussi réclamé, devant les caméras de BFMTV, le 1er juillet 2016, « l’entrée de la grande distribution dans la filière agroalimentaire », allant jusqu’à rêver « que les politiques mettent ensemble les meilleurs distributeurs avec l’avant-garde de l’agriculture française pour relooker les produits et recréer des filières dynamiques »...
Soigner la contractualisation
Les interprofessions n’en sont pas encore là et leurs initiateurs restent libres de choisir les maillons qu’ils souhaitent intégrer, ou non. Si Interbev (viande) accueille la distribution, avec plus ou moins de réussite, le Cniel (lait) lui ferme encore la porte, ne souhaitant rassembler que des producteurs, des coopératives et des industriels. Dommage : « Mieux vaut mouiller tous les acteurs dans le système pour éviter que les relations ne se créent dans la frustration et la rancœur », considère Emmanuel Vasseneix, président de la Laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel.
En attendant la réforme espérée, les enseignes s’essayent à de nouvelles relations contractuelles avec leurs fournisseurs, dans une logique de valorisation de toute la filière. Des contrats tripartites se concluent un peu partout, mais si la communication sur ces initiatives est importante, les volumes concernés restent faibles. « Ces contrats ne peuvent porter que sur des produits différenciés, à forte valeur ou non comparables, justifie Philippe Goetzmann, du groupe Auchan. L’attrait des clients pour des achats qualitatifs constitue une soupape appréciable mais cela ne représente pas la majorité du business. Une large part des consommateurs aura toujours besoin de prix bas. »
Soigner la contractualisation sur les produits de qualité permettrait selon lui de donner aux producteurs et industriels « un socle pour financer la montée en compétitivité sur le reste ». En d’autres termes, de capter un maximum de valeur ajoutée d’un côté, pour offrir des prix les plus compétitifs de l’autre. Encore faut-il s’assurer de la pérennité du système. Or, « toutes les décisions de l’Autorité de la concurrence vont à l’encontre des efforts de contractualisation », note Olivier Mevel, spécialiste du secteur. Pour lui, « il est urgent d’adapter le droit de la concurrence aux spécificités agricoles si l’on veut éviter un désert alimentaire demain ». Preuve que les pouvoirs publics ont aussi leur rôle à jouer pour permettre aux acteurs de la filière d’accomplir leur révolution culturelle.