«Il y a cinq ans, 80 millions d’humains étaient au bord de la famine, indiquait David Beasley, directeur exécutif du Programme alimentaire mondial (PAM) lors d’un point presse le 12 avril dernier. Avant la pandémie, ils étaient 135 millions. Ils sont 280 millions aujourd’hui, sans compter l’effet de la guerre en Ukraine » (lire ci-dessous). Avec une inflation alimentaire mondiale de 30 % en 2021, la situation en Ukraine n’est « qu’un vent violent sur un incendie qui mettait déjà à mal la situation alimentaire d’une grande partie du globe », résume Sébastien Abis, expert de la géopolitique du blé, en conférence à l’Institut Sapiens, le 7 avril 2022.

 

Or, l’Ukraine est aussi le grenier de l’Europe. Le pays soutient alimentairement 400 millions de personnes et exporte 80 des 110 millions de tonnes (Mt) de céréales et protéagineux qu’il produit. « Une grande partie avait été exportée avant le début de la guerre, explique Sébastien Abis. Il reste sur le territoire ukrainien environ 6 à 7 Mt de blé, 15 Mt de maïs, 2 Mt d’oléagineux et 1 Mt d’orge. »

 

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Export bloqué

Depuis le 24 février 2022 les capacités d’exportation sont anéanties, le blocus des ports céréaliers des mers Noire et d’Azov empêche tout export, seules des quantités nettement plus faibles sortiraient du territoire via les pays frontaliers et les ports fluviaux du Danube (lire p. 8). « Au regard des prix, certains pays ont commencé à réduire leurs importations, observe Thierry Pouch, économiste à l’APCA. S’il y a moins de disponibilités, on sait que les populations risquent de rentrer en tension. »

 

Mais l’incertitude pèse également sur la capacité des paysans ukrainiens à semer et récolter. Si le premier vice-ministre chargé des Politiques agraires de l’Ukraine a déclaré que le pays pourrait semer entre 70 % et 80 % de ses surfaces agricoles, son ministre de l’Agriculture s’est voulu plus prudent, indiquant ne prévoir semer qu’un tiers des surfaces arables. Nombre d’agriculteurs sont au front, une partie des infrastructures agricoles ont été détruites et l’accès aux intrants (semences, engrais, carburant) est restreint.

« On ne peut pas se passer de l’origine russe et ukrainienne»

Sébastien Abis

Quand bien même le conflit prendrait fin, le circuit logistique est durement touché. « La remise en ordre sera longue, prévient Sébastien Abis. L’ensemble du littoral maritime ukrainien est miné et ne peut être franchi […] Déminer la mer Noire va prendre du temps. »

 

Autre interrogation : l’attitude de la Russie. Pour l’heure, le pays poursuit difficilement ses exports en blé. « Mais cette production pourrait être de plus en plus destinée aux pays alliés et payée en rouble », avertit Sébastien Abis. Le 5 avril dernier, l’ensemble des ports russes ont été déclarés à risque par les assureurs maritimes, y compris ceux de la Baltique et du nord-russe.

 

« Aujourd’hui, on ne peut pas se passer de l’origine russe et ukrainienne, même si on réactive les capacités de productions européennes et américaines », alerte Sébastien Abis. Tandis que le ministère de l’Agriculture américain envisage de subventionner les importateurs, le pays a décidé de continuer d’incorporer du maïs dans le bioéthanol.

 

Conséquences de la guerre en Ukraine sur les marchés par France Agricole Veille

L’objectif de 25 % de surfaces en bio en 2030 remis en cause

En Europe, les représentants des chambres d’agriculture des pays frontaliers à l’Ukraine ont fait part de leur souhait de reporter la mise en œuvre de la nouvelle Pac au 1er janvier 2024 et insistent sur le maintien de moyens de production pour garantir la sécurité alimentaire. Au Parlement européen, l’objectif de 25 % de surfaces en bio d’ici 2030 de la stratégie Farm to Fork est même remis en cause. Quant à l’autorisation temporaire en 2022 de mise en culture des jachères, qui ne représenterait que 1,6 % de la SAU, « les effets sur la production resteront très à la marge », commente Thierry Pouch.

 

« En 2023, côté Occident, nous ne sommes pas à l’abri d’un aléa climatique. La question de la disponibilité des engrais se pose et des choix d’assolement devront être faits. En France, si on cultive plus de tournesols, moins gourmand en engrais, ce sera au détriment du blé et donc de l’exportation. »

 

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« On assiste à un redécoupage des nations, observe Thierry Pouch. Avec, d’un côté, ceux qui vont profiter de la situation pour capter des parts de marchés et, de l’autre, des pays importateurs qui, selon s’ils sont plus ou moins dotés en énergie et en réserves monétaires, vont s’accaparer ce qu’ils peuvent pour nourrir leur population. Les autres seront marginalisés. Cette guerre est annonciatrice d’instabilités. Il faut envisager
quelque chose à l’échelle internationale. »

Anticiper la crise

Le 24 mars 2022 lors du G7, le président de la République a annoncé le lancement de l’initiative Farm (Food and agriculture resilience mission). Celle-ci vise à « prendre les devants […] et construire une réponse pour éviter une crise alimentaire massive », indique l’Élysée. Une réponse en trois axes est en cours de construction avec l’ensemble des pays partenaires du G7 : engager les pays à ne pas surstocker au-delà de leurs besoins, préparer les mécanismes de réponse en cas de crise alimentaire (c’est-à-dire augmenter la production ou mobiliser les stocks) et, enfin, investir dans les régions vulnérables où il y aurait de la marge de productivité agricole.

 

En point presse à Rome le 12 avril, Julien Denormandie confirmait avoir reçu l’accord du PAM, de la FAO et du Fonds international de développement agricole (Fida) pour soutenir l’initiative. Le calendrier de développement devrait être bouclé avant juin, date de la fin de la présidence française de l’UE.