«J’ai perdu 50 €/1 000 l sur ma paie de lait, entre 2014 et 2015, et je vais de nouveau perdre 15 à 20 € en 2016 » déplore un éleveur des Hauts-de-France. Et la chute ininterrompue du prix du lait ne s’arrêtera pas cet été.

Les études de l’Institut de l’élevage (Idèle) illustrent la gravité de la situation (voir l’infographie). « Chez les éleveurs spécialisés de plaine, le revenu est passé de 34 000 €/UMO en 2014, à 16 000 €/UMO en 2015. Pour 2016, il sera encore plus faible », explique Philippe Chotteau, économiste à l’Idèle. Seules les filières spécifiques, comme les appellations ou le bio, s’en sortent mieux. « Avant la crise, 35 % des exploitations présentaient déjà des difficultés financières », renchérit Benoît Rubin, de l’Idèle. Après deux ans de crise, la situation est évidemment beaucoup plus dramatique.

En Vendée, le CER s’est penché sur les comptes des laitiers spécialisés. Le constat n’est pas brillant. Avec un prix moyen de 313 €/1 000 l pour une clôture au premier trimestre 2016 (contre 359 € en 2014-2015 et 375 € en 2013-2014), et des charges d’aliments qui ont moins varié, la marge brute est dégradée. Elle s’élève à 194 €/1 000 l en 2015-2016 (contre 221 € et 207 € pour les exercices précédents), selon Martine Poupard, du CER.

Les leviers activés

En France, l’effet volume a joué, comme en Irlande, aux Pays-Bas ou en Allemagne. Les stratégies individuelles d’accroissement de la production se renforcent, alors que l’heure est aux solutions collectives pour réduire les volumes. Parmi les autres leviers activés par les éleveurs, figurent le report d’investissements, les soutiens publics (reports d’annuités ou de cotisations…), mais aussi la suppression de prestations de service et de conseil. Martine Poupard constate « une évolution des systèmes vers davantage d’autonomie, d’équipements partagés, des conversions au bio… ». Bref, ça bouge. Cette évolution n’est pas encore chiffrable, mais se voit dans les assolements où les prairies, les légumineuses et les méteils font leur retour. Les stratégies d’ajustement individuelles ont néanmoins des limites. Où chercher la solution alors ? Selon Benoît Rubin, « la survie dépendra aussi de la capacité de soutien des partenaires financiers (banques, pouvoirs publics, laiteries) ».

Certains partenaires des éleveurs offrent d’ailleurs des aides. C’est le cas de la coopérative Even qui a versé un retour exceptionnel de 12 €/1 000 l à ses éleveurs pour la campagne 2015-2016. Elle propose aussi des dispositifs d’avance de trésorerie (prêt à 2 %, et 1 % pour les jeunes agriculteurs, et paiement anticipé des livraisons des céréales). L’équipementier Lely a annoncé des réductions sur les consommables pour ses clients, grâce à l’argent économisé à travers l’annulation de sa présence au salon Eurotier en Allemagne. Le distributeur Lidl aurait collecté 2,7 millions d’euros à destination des éleveurs, en versant 3 centimes par litre de lait vendu dans une cagnotte. En Irlande, c’est un fonds d’aide à l’investissement qui a été créé (lire l’encadré page 15).

Ces initiatives diverses, parfois cosmétiques, fleurissent mais ne suffisent pas à insuffler l’espoir. Dans les régions les plus touchées, c’est la résignation qui domine aujourd’hui. Les quelques manifestations au Mans, à Périgueux et Rodez n’ont pas été l’étincelle escomptée. Compte tenu des tréfonds atteints par les prix du lait, une telle absence de colère est assez étonnante. Sentiment d’impuissance, après les manifestations de 2015, qui n’ont pas apporté d’amélioration ? Éleveurs désabusés vis-à-vis de leur syndicat ou de leur laiterie ? Ou qui courbent l’échine en espérant être ceux qui survivront ? Les indus­triels jouent le prix le plus bas, dans la mesure de ce qu’ils peuvent justifier. Pourraient-ils payer plus ? « Il est vrai que les éleveurs doivent éprouver une certaine déception par rapport à la valorisation des produits sur le marché français, qui est un marché captif, très différencié, avec des produits très marketés – donc chers », souligne Mélanie Richard, de l’Idele. Sur le marché mondial, la Chine et les autres pays continuent à acheter, mais les 350 000 tonnes de poudre à l’intervention vont encore peser sur les prix.

Solution collective

Ainsi, la question de la régulation de l’offre continue à se poser avec acuité. L’ampleur et la durée de cette crise, si rapidement après la fin des quotas, montrent que « la régulation passant par la réaction aux signaux du marché », avancée par les libéraux, ne fonctionne pas. « Le marché n’est pas une politique », ne cesse d’ailleurs de répéter la Fédération nationale des producteurs laitiers. Les syndicats minoritaires continuent à soutenir la nécessité d’une action collective, d’une régulation européenne des volumes. La Confédération paysanne propose « l’instauration d’un dispositif de tunnel de prix permettant de prévenir les crises grâce à une gestion dynamique de la production européenne ». La Coordination rurale demande de « mettre en place de véritables et nouveaux outils de régulation, tel le Programme de responsabilisation des marchés (PRM) défendu par l’European Milk Board ».

Au ministère, on se félicite d’avoir obtenu le plan de crise de la Commission (lire encadré). La réussite de ce programme conditionnera la possibilité de mettre en place de futurs dispositifs préventifs de régulation, comme le réclame l’Hexagone. Mais les Français sont bien seuls à plaider la régulation à Bruxelles. En attendant cette éventualité, les entreprises et les producteurs adoptent la même stratégie : tenir le plus longtemps, pour récupérer les parts de marché ou les volumes du voisin. Phil Hogan le disait lui-même en substance : « Seuls les meilleurs resteront. » Reste à savoir qui sont ces « meilleurs », et si l’argument est humainement recevable. Pour Benoît Rubin, c’est « un immense gâchis. Les plus fragiles sont souvent les jeunes et ceux qui ont investi ».

M.Bressand et E.Casalegno