La France agricole : Quelle est la particularité du métier d’agriculteur ?
Josiane Voisin : Les agriculteurs portent trois casquettes : celles de directeur, de cadre et d’opérateur. Ces fonctions ne sont pas séparées dans le temps : celui passé sur le tracteur est souvent un moment privilégié de réflexion. Mais tenir ces trois fonctions reste complexe. Et celle de direction est la moins évidente à assumer.
Pourquoi focalisez-vous sur elle ?
En agriculture, il y a beaucoup de prescripteurs : les techniciens, les conseillers, les banquiers mais aussi les voisins et les parents. Or, chacun d’entre eux voit les projets de l’exploitant avec le seul regard de sa spécialité. Et chacun exerce une pression plus ou moins forte sur l’agriculteur. Il est essentiel pour lui de se sentir bien pour y résister et garder les rennes de son exploitation, sa logique de métier. Sinon il y perd goût, surtout si l’économique ne suit pas.
Comment devenir « directeur » ?
Être directeur n’est pas simple. Après avoir travaillé avec de nombreux agriculteurs, je peux dire que lorsqu’ils en prennent conscience, ils vont mieux : cela donne de la valeur à leur fonction. Ils se questionnent : est-ce que je m’y retrouve ? Comment aurais-je pu faire autrement ? Est-ce que ma situation me paraît normale ? Quelle place je prends ? Quelle place on me laisse ? Quelle place occupe mon père ? Ils ont besoin d’être réassurés, d’autant que leur réalité n’est souvent pas reconnue à l’extérieur. Au départ, ils sont frileux. Cela peut être difficile d’entrevoir comment ils se sont laissés enfermer. Mais ils rebondissent vite. Comme cet agriculteur qui a été voir le directeur de sa coopérative. Il lui a expliqué que le nouvel itinéraire technique que la coopérative lui imposait demandait trop de temps, de travail supplémentaire. Au lieu de se fâcher avec le technicien qui transmettait l’exigence, il est allé en discuter avec le directeur.
Comment être plus serein ?
Tout le monde a conscience que l’exploitation peut un jour s’arrêter. Cela engendre de la peur. Ceux qui, dans l’étude, assumaient leur fonction de direction se créaient des marges de manœuvre (même étroites). Ils n’étaient pas ficelés par les prescriptions externes citées plus haut.
Quelle autre limite poser ?
Le travail doit être réalisable. Les agriculteurs disent souvent : « On n’est pas des fainéants. On va y arriver. » Cette valorisation du travail fait partie des valeurs du monde agricole. Mais c’est risqué de ne pas s’interroger sur la charge de travail. Trop souvent, la contrainte économique domine et les ressources « santé au travail » dont dispose l’agriculteur sont surévaluées. Au moindre pépin, cela ne passe plus. Ou les agriculteurs sont très fatigués : certains nous disent s’endormir sur le tracteur.
Comment limiter le risque santé ?
Si l’agriculteur n’a pas prévu d’être remplaçable (absence, accident), il met l’exploitation en danger. Cela nécessite d’organiser son travail, de le rendre lisible : comment faire pour avoir confiance dans quelqu’un d’autre ? Comment je transmets les consignes ? Qu’est ce qui est prioritaire ? Comment je simplifie le travail du week-end ? La possibilité de prendre du temps pour soi devrait être organisée dès l’installation.