Si le doute était encore permis, les investissements de ces derniers mois changent la donne : le business émergeant des données agricoles, notamment à l'étranger, pourrait soustraire la France et même les Européens. La gestion et la maîtrise des informations échapperaient aussi à tout contrôle. C'est en substance sur la base de ces craintes que le monde politique s'empare du sujet. En effet, les députés organisaient, le 2 juillet dernier, une audition sur le sujet à l'Assemblée nationale.
L'ENJEU DE LA SOUVERAINETÉ NUMÉRIQUE
L'objectif était d'examiner les stratégies permettant de développer une offre française et européenne de traitement des données dans l'agriculture. Il s'agissait aussi de détecter les enjeux législatifs. En effet, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), qui organisait cette audition, intervient en amont de la fabrication des lois. Selon les députés de l'Office, la question sensible est celle de « l'étreinte de l'avance technologique américaine (...), qui pourrait se traduire par une atteinte à l'indépendance des productions ».
Claude Kirchner, directeur de recherche et conseiller du président de l'Inria (1), pose la question en d'autres termes. A savoir celle de la maîtrise des données. Pour lui, « la numérisation pose aussi la question de la cybersécurité ». Et d'alerter sur notre dépendance à la qualité des données, ainsi que sur les algorithmes pertinents pour s'en servir. En l'occurrence, des entreprises situées outre-Atlantique prennent déjà une avance confortable.
THE CLIMATE CORPORATION RACHETÉE POUR 930 MILLIONS DE DOLLARS
C'est notamment le cas de John Deere, avec son service MyJohnDeere.com. D'autres structures, aussi diverses soient-elles, investissent à leur tour de gros moyens. On peut citer Google - devenu aujourd'hui AlphaBet -, qui a investi 15 millions de dollars dans Farmer Business Network (FBN) au mois de mai, le groupe coopératif du Minnesota Land O'Lakes, qui a acquis le toulousain Geosys à 100 %, ou encore la start-up The Climate Corporation, rachetée par Monsanto, il y a un an et demi, pour 930 millions de dollars.
Dans la Silicon Valley, épicentre mondial de l'innovation informatique basé en Californie, d'autres start-up voient le jour : FarmLogs pour la cartographie et l'analyse des pratiques culturales, CropX spécialisée dans le pilotage de précision de l'irrigation, Farmeron pour la centralisation des données et la gestion de l'élevage, etc.
DES « ÉLÉMENTS DE COMPÉTITIVITÉ »
Si l'agriculture de précision et les traitements massifs de données augmentent les rendements tout en respectant l'environnement, « il ne faut pas être naïf et veiller à ne pas abandonner ces éléments de compétitivité à quelques majors américaines », affirme Pierrick Givone, de l'Irstea. Car il est aussi question de performance « agroécologique » des exploitations agricoles. Voire de performances économiques.
The Climate Corporation, par exemple, propose aux agriculteurs américains des logiciels pour suivre les paramètres de chaque champ et récupère les données fournies par ses utilisateurs. Elle les utilise pour leur proposer des assurances contre les aléas climatiques. Aujourd'hui, 45 % des surfaces cultivées en maïs et en soja aux Etats-Unis utiliseraient les services de l'entreprise.
LES LIGNES BOUGENT LENTEMENT EN FRANCE
Des positions se sont fait entendre lors de l'audition parlementaire. Notamment la demande d'une « plate-forme la plus ouverte possible, en veillant à ce que les agriculteurs soient au plus près de la gouvernance du système » et avec « une volonté politique ». En l'occurence, le système MesParcelles des chambres d'agriculture forme peut-être un début de réponse.
Cependant, le business a horreur du vide et des entreprises de l'Hexagone s'organisent. A l'image d'InVivo prenant le contrôle de la start-up concevant des logiciels de gestion de données agronomiques SMAG (ex. Maferme-Neotic). Celle-ci, forte de ses 120 salariés, revendique un chiffre d'affaires de 10 millions d'euros et 30 000 clients répartis dans dix pays. La gestion des données agricoles fait aussi partie des compétences d'Isagri, qui couvre 40 % de la SAU française avec ses outils et qui possède des filiales dans douze pays. La société bascule pleinement dans le big data en passant à la norme numérique mondiale IsoXML (lire l'encadré) et en construisant un nouveau data center à Reims.
UN ACCORD AUX ÉTATS-UNIS
Si, en France, existe la « crainte que certains tracteurs (...) n'envoient les données prises par leurs capteurs à l'insu de l'utilisateur », selon les mots de Jean-Yves Le Déaut, député et président de l'OPECST, aux Etats-Unis, le stade de l'inquiétude est dépassé. « Les données doivent rester la propriété de l'agriculteur, même s'ils ne sont que locataires de leurs terres », estimait l'American Farm Bureau Federation (AFBF), en janvier 2014. L'organisation souhaitait même obliger la divulgation de « l'utilisation complète prévue de ces données » tout en recommandant l'instauration de « compensations pour les agriculteurs dont les données propriétaires sont partagées avec des tierces parties qui offrent des produits, des services ou des analyses à partir de ces données ». Désormais, aux Etats-Unis, une donnée ne peut être collectée sans le consentement d'un agriculteur et sans lui donner d'explication sur l'usage qui en sera fait.
LA CONFIDENTIALITÉ EN QUESTION
Pour ce qui est des entreprises de l'Hexagone, les orientations divergent. Si la start-up Naïo Technologies ne compte pas commercialiser les données à des tiers, c'est en réflexion pour le bénéfice de laboratoires. Du côté du drone, Airinov - dont le géant du secteur Parrot vient de prendre le contrôle - expliquait, l'an dernier, n'utiliser les données que pour son département de recherche et développement.
En ce qui concerne les firmes étrangères implantées dans le pays, du tracteur au robot de traite en passant par le pivot d'irrigation, il reste difficile de savoir quelle est l'utilisation des données. Chaque situation est unique et il faut se positionner au cas par cas. Plusieurs tractoristes, comme John Deere, acceptent que l'agriculteur choisisse de ne pas partager ses données de machines. Seule certitude, aucun texte de loi en France ne garantit la propriété ou la confidentialité des informations agricoles.
A l'inverse, aux Etats-Unis, les fournisseurs de technologies vont plus loin et ont créé l'Open Ag Data Alliance (OADA). A l'image de la création de l'AEF pour l'Isobus, l'OADA fédère les fournisseurs pour établir des standards utiles à l'échange de données. Des personnalités de la recherche ou de la profession agricole vont dans ce sens en France. Lors de l'audition de l'OPECST, Hervé Pillaud, agriculteur expert du numérique et élu de la chambre d'agriculture de Vendée, militait pour la création d'une plate-forme ouverte des données agricoles. Pierrick Givone, directeur recherche et innovation de l'Irstea, plaidait aussi dans ce sens. Reste à voir si ce message, envoyé le 2 juillet, sera entendu.
(1) Institut national de recherche en informatique et en automatique.