Rangez vos préjugés. Oubliez l'Amérique des fast-foods, des poulets javellisés et du fromage sans âme. De l'autre côté de l'Atlantique souffle un vent nouveau, fleurant bon les productions fermières. L'Oncle Sam part à la conquête du local et emmène tout le monde sur son passage. Le nombre d'exploitations agricoles engagées dans les circuits de proximité est en augmentation constante. Le dernier grand recensement américain, effectué en 2012, en a dénombré près de 145 000, contre moins de 117 000 en 2002. Elles seraient 180 000 aujourd'hui, selon les dernières estimations, soit un peu plus de 8 % du nombre total d'exploitations (2,2 millions). En outre, le chiffre d'affaires de l'agriculture locale, s'il reste faible (moins de 1 % du total) progresse de jour en jour. Il dépassait 1,3 milliard de dollars en 2012. Il faut s'y faire : les Américains, comme leurs voisins canadiens, deviennent les nouveaux ambassadeurs des circuits courts.
Pour Jean-Christophe Debar, consultant à Agri US Analyse, « ce dynamisme est inhérent au changement de regard de la société américaine sur l'alimentation, et plus généralement sur le développement local et l'aménagement des villes et des territoires ». De fait, depuis une dizaine d'années, on assiste outre-Atlantique à une montée en puissance des sujets liés à l'agriculture urbaine, aux circuits de proximité, à la qualité sanitaire et gustative des produits, aux bienfaits du bio... « Nous entrons dans l'ère alimentaire postindustrielle, assure le journaliste américain Michael Pollan, héraut de ce mouvement (1). Plus les consommateurs seront nombreux à voter avec leur fourchette pour une alimentation différente, plus ces produits seront disponibles et abordables ! »
DE LA MALBOUFFE AU BIEN-MANGER
Cette mode, portée par la génération des 30-40 ans issue des classes aisées, tend à se démocratiser. Avec l'explosion des chiffres sur l'obésité (près d'un adulte sur trois est obèse aux Etats-Unis, selon l'Onu), les questions d'équilibre alimentaire sont devenues un enjeu majeur de société, jusque dans les écoles des quartiers défavorisés. « Je suis déterminée à travailler pour changer la vision qu'ont les enfants sur l'alimentation », déclarait Michelle Obama, en lançant en 2013 « Let's Move » (bougeons !), sa célèbre campagne contre l'obésité infantile. La première dame du pays s'est elle-même essayée, à grand renfort de communication, à un potager dans les jardins de la Maison Blanche, devenant ainsi un emblème du bien-manger...
Les diverses traditions culinaires, issues du melting-pot culturel que sont les Etats-Unis, se retrouvent volontiers dans cet engouement. Partout, les initiatives se multiplient, des épiceries fines newyorkaises aux restaurants spécialisés en produits locaux de San Fransisco, en passant par le développement des « spin farming », sortes de jardins partagés, et la success story des marchés de plein vent (lire l'encadré page 43).
SAUVER LES MOYENNES EXPLOITATIONS
Derrière les préoccupations nutritionnelles et la mode du « local fooding » (manger local), se dessine une réelle orientation économique pour l'agriculture américaine. Comme en Europe, celle-ci se distingue par une concentration des grandes exploitations : selon l'USDA, équivalent du ministère de l'Agriculture, elles sont 10 % à assurer 75 % de la production totale ! Reste près de deux millions de fermes familiales, qui forment un véritable patchwork agricole sur l'ensemble du territoire.
Si les plus petites (moins de 100 ha) s'en sortent avec la vente directe, les exploitations de taille moyenne (autour de 175 ha), fournisseurs traditionnels de l'industrie agroalimentaire du pays, sont en crise et peinent à préserver leurs emplois. La diversification des débouchés, par les circuits courts et la conversion en bio, revêt pour elles un aspect stratégique, que le gouvernement entend soutenir.
AIDES CIBLÉES
Le Farm Bill 2014 – loi quinquennale définissant la politique agricole et alimentaire du gouvernement fédéral – consacre une multitude de mesures en ce sens. La plupart dépendent du volet Aide alimentaire, qui représente à lui seul 80 % du Farm Bill. Il s'agit par exemple de la mise à disposition de produits locaux dans les écoles, ou encore du fléchage des aides aux consommateurs vers les produits fermiers, via des bons alimentaires (lire page 42). A cela s'ajoutent divers programmes, dont celui consacré à la promotion des produits locaux (soutien financier à des manifestations, à des opérations de sensibilisation...). Son budget a été multiplié par trois par rapport à 2008. Il représente aujourd'hui 36 millions de dollars par an et peut désormais bénéficier aux producteurs comme aux intermédiaires. « Au total, les diverses mesures en faveur des circuits courts ne représentent que quelques centaines de millions de dollars sur cinq ans », indique Jean-Christophe Debar. Bien peu, par rapport aux 100 milliards que pèse le Farm Bill… « Mais cela marque une volonté politique et contribue à valoriser les circuits courts auprès des agriculteurs et du grand public », souligne l'analyste. Cette volonté s'affirme également dans le soutien public aux producteurs bio, majoritairement concernés par les filières courtes de distribution. Le Farm Bill 2014 prévoit en leur faveur une prise en charge partielle des coûts de la certification, organise la collecte des données relatives aux prix de vente, adapte le système assurantiel à leurs spécificités… De quoi inciter les agriculteurs à se lancer ! « Avec des ventes au détail estimées à 35 milliards de dollars l'an dernier, le bio représente une opportunité économique exceptionnelle pour les fermiers, les éleveurs et les communautés rurales », affirme Tom Vilsack, secrétaire d'Etat à l'Agriculture. Le message semble passer : le marché du bio progresse de 10 à 20 % par an.
RECHERCHE UNIVERSITAIRE
Avec une telle diversité d'aides, « le gouvernement entend provoquer un foisonnement d'initiatives », relève Jean-Christophe Debar. Dans cette optique, reconnaît-il, « le développement des circuits courts est soumis au dynamisme local ». Les Etats fédérés, qui disposent d'une relative autonomie financière et d'une vraie liberté en matière de production agricole, jouent ici un rôle prépondérant. De même que les municipalités.
A leurs côtés, les universités se posent en accompagnatrices privilégiées des porteurs de projets. Qu'elles soient publiques ou privées, les circuits courts représentent pour elles un vrai débouché économique susceptible de leur apporter une nouvelle valeur ajoutée. Le gros de leur travail passe par la recherche appliquée et l'acquisition de compétences techniques, ainsi que par l'éducation des consommateurs.
Les universités de Caroline du Nord, du Michigan, du Minnesota ou de l'Iowa en ont fait leur priorité. « Nous développons des partenariats entre les différents acteurs concernés, afin de créer un développement uniforme et synchronisé à l'échelle de l'Etat », explique Alice Topaloff, ingénieure agronome formée en France, qui vient d'intégrer la nouvelle équipe « local food » du campus de l'Iowa State University. « Notre mission est de créer un réseau de coordinateurs sur le terrain, de leur fournir des ressources (recherche, sondages, boîte à outils, fiches, données…) et des possibilités de développement professionnel (formations...). Le but est d'avoir une machine suffisamment rodée pour mener, d'ici à cinq ans, une campagne de marketing sur le développement des circuits courts dans l'Iowa. » Des opérations comme celle-ci ont déjà été menées en Caroline du Nord ou dans l'Ohio, mais sans succès, faute d'un réseau suffisamment développé. « Tout repose sur le partage des connaissances, stratégies et autres ressources », insiste l'ingénieure.
Les initiatives citoyennes ne sont pas en reste. L'essor des circuits courts est abondamment soutenu par une nouvelle génération de restaurateurs, de gastronomes et de médias, qui prônent la consommation de produits fermiers.
BOUILLONNEMENT CITOYEN
Dans le Vermont, par exemple, producteurs et chefs cuisiniers se sont fédérés en réseau (« Vermont Fresh Network ») pour assurer leur communication. Les restaurants affichent des cartes de l'Etat localisant leurs fournisseurs et accueillent les clients par des panneaux « Thank you farmers » (merci aux producteurs). Un peu partout, les foires et autres manifestations fleurissent (comme le « Vermont Cheesemakers Festival », à découvrir page 45). La gastronomie devient un art et l'on voit de nombreux magazines paraître, à l'image de « Culture : the word on cheese » (L'Actualité du fromage), publication grand public sur la cuisine accordant une belle place aux photos d'éleveurs (2). A noter que la France est souvent citée en référence, et pas seulement pour ses fromages. Ses savoir-faire sont aussi prisés en boulangerie et pâtisserie… Les Américains y ajoutent une dose de folie créative, en s'essayant aux innovations culinaires pour attirer les curieux : jus de racines de blé, salades avec pousses de tournesol…
BUSINESS ET MARKETING
Tout le monde s'active pour répondre à une demande en produits locaux toujours plus soutenue que l'offre. Dans ce bouillonnement, les agriculteurs déploient leurs compétences en marketing, avec un sens parfaitement maîtrisé du service client. Dans un pays qui ne connaît ni les appellations d'origine ni les signes de qualité, la communication doit se faire à l'échelle de l'exploitation. Le nom commercial du producteur ou la notoriété de la ferme permet de faire sa place dans les rayons.
De leur côté, les distributeurs veulent profiter de ce nouveau segment commercial. Outre les superettes locales, encore abondantes aux Etats-Unis, des magasins de luxe se développent à la mode des épiceries « à la française » ou « à l'italienne ». De même, les grandes chaînes de supermarchés s'organisent pour distribuer et promouvoir les produits locaux, voire se spécialisent dans le secteur. C'est le cas de « Whole Foods Market », une chaîne de 200 supermarchés haut de gamme qui, en vingt ans et avec un chiffre d'affaires de 20 milliards de dollars, s'est imposée comme la référence mondiale du bio.
Le phénomène des circuits courts n'a plus rien de marginal et tendrait même à devenir universel, vu l'intérêt que le e-commerce alimentaire suscite chez les géants de la Silicon Valley, haut lieu californien des initiatives techniques et économiques à effet mondial. Google et le site d'enchères Ebay, par exemple, investissent dans le secteur pour accompagner le recensement des producteurs d'un système de commande. Amazon, le champion de la vente en ligne, s'est déjà lancé dans la distribution de produits frais à Los Angeles, Seattle, San Francisco et San Diego. Il vise une quarantaine d'autres villes dans les prochains mois et devrait débarquer cet automne en Europe. Emporté dans sa lancée, le Nouveau Monde semble bien décidé à bousculer les habitudes du vieux continent...
(1) Michael Pollan est journaliste au « New York Times ». Il est l'auteur du « Dilemme de l'omnivore » (2006) et de « Manifeste pour réhabiliter les vrais aliments » (2013). (2) www.culturecheesemag.com