La demande en blé va augmenter, d'après les prévisions de certains experts qui s'accordent sur la nécessité d'accroître la production mondiale de l'ordre de 60 % d'ici à 2050. Va se renforcer aussi la dépendance des marchés internationaux pour certaines régions dans l'incapacité actuelle de faire face à leur croissance démographique ou de plus en plus affectées par des phénomènes météorologiques extrêmes. Ainsi, les greniers à blé « doivent contribuer aux équilibres de la planète en fournissant du blé aux régions déficitaires ».
Ces conclusions avait été énoncées par la FAO en 2008, suite aux émeutes de la faim. La profession agricole française en a fait son argument phare pour servir ses revendications, notamment économiques.Cette conjoncture apparaît en effet comme une opportunité, d'autant que cette tendance à l'augmentation de la consommation est marquée dans les pays d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient (ANMO), marché stratégique pour la France.
« Sans oublier que l'approvisionnement en blé est capital pour ces pays, marqués par une forte instabilité politique. Le pain est le garant d'un équilibre social très fragile », soutient Sébastien Abis, géopoliticien au Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes. Les rivalités entre les greniers à grains s'aiguisent pour approvisionner les bassins de consommation.
Un vent de mer Noire
Alors que les Etats-Unis et le Canada demeurent très présents dans la région ANMO, tout comme l'UE, il convient d'insister sur la percée effectuée par la Russie, l'Ukraine et le Kazakhstan, où les productions locales et les capacités de négoce se sont nettement améliorées. « La mer Noire dispose d'un potentiel de chargement important et des sociétés comme Dreyfus, Glencore se sont installées sur les ports », précise Yann Lebeau, de France Export Céréales.
L'évolution des exportations de ces trois pays est significative depuis deux décennies et ils sont devenus les premiers concurrents de la France. Leur potentiel reste considérable, notamment grâce aux fameuses terres noires, riches en humus, en potasse et en phosphore qui couvrent 70 % des surfaces agricoles ukrainiennes (30 millions d'hectares, Mha) et 15 % des terres agricoles russes (plus de 33 Mha). En outre, cet avantage géographique est mobilisé par des investissements d'agroholdings ukrainiens, russes ou étrangers, qui s'appuient sur des structures d'exploitation de grandes tailles héritées des anciens kolkhozes, générant des économies d'échelle non négligeables et donc des charges moindres (voir ci-dessous).
L'Ukraine et la Russie se positionnent de plus en plus sur l'Afrique du Nord et le Kazakhstan écoule ses productions en Iran et en Russie, déclenchant alors un effet ricochet.Cette pénétration du blé mer Noire sur les marchés traditionnels français s'explique par une offre avantageuse sur laquelle les exportateurs européens et américains ne peuvent parfois s'aligner. Un écart de 30 dollars US/t peut être observé entre la Russie et la France sur les appels d'offres de l'Egypte. « En plus d'être moins cher, le blé mer Noire a une teneur en protéines moyenne entre 12 et 12,5 % et un taux d'humidité entre 12,5 et 13 % », commente Yann Lebeau. Cependant, l'instabilité de la production reste le point noir.
Des exigences strictes
Outre un taux de protéines qui ferme les portes à certains marchés, le blé français est aussi pénalisé par son humidité et son taux d'impureté. Les pays d'Afrique subsaharienne ont des exigences très élevées afin de pallier une insuffisance d'infrastructures, des problèmes d'organisation et de logistique en aval. Les unités industrielles sont très hétérogènes, les capacités de stockage faibles et la transformation peut s'avérer difficile.
Les meuniers sont donc demandeurs d'une matière première de qualité pour résister aux conditions d'utilisation éprouvantes. Ils travaillent aussi en mélange avec des blés améliorants qui proviennent du Canada. Le taux de gluten du blé devient de plus en plus un critère déterminant dans l'origine du blé importé par l'Egypte et ses voisins nord-africains car il détermine la panification de la farine. Et comme pour le taux en protéines, ce sont les blés originaires de la mer Noire qui collent le mieux aux besoins de ces pays.
Augmenter les rendements
Hormis la qualité, la stagnation des rendements pose question en France. Pour répondre à la demande, encore faut-il les améliorer sans altérer la valeur d'utilisation et notamment la teneur en protéine. « Les obtenteurs continuent à sélectionner pour améliorer le potentiel des nouvelles variétés tout en assurant une bonne teneur en protéines. Ils travaillent en parallèle la stabilité face aux stress biotiques et abiotiques », expose Patrice Senellart, sélectionneur chez Syngenta.
Il y aurait une possibilité d'amélioration puisque « des génotypes qui obtiennent des rendements plus élevés tout en maintenant un bon taux de protéine ont été identifiés. Le potentiel théorique du rendement du blé tendre est plus élevé mais il n'est pas atteint à cause des différents stress. Ces derniers peuvent engendrer des écarts de plusieurs dizaines de quintaux par hectare pour une même variété selon qu'elle y est soumise ou non. »
Nouvelles opportunités
Malgré une concurrence accrue, la France parvient à se positionner sur des destinations jusqu'alors peu mobilisées. « Cette année, elle a remporté de nombreux appels d'offres égyptiens, comme celui du 3 février face à la Roumanie, notamment grâce à un prix du fret plus avantageux (voir ci-contre). Le GASC (1) achète habituellement du blé d'origine mer Noire et « le blé français reste la variable d'ajustement quand la mer Noire est moins présente en deuxième partie de campagne », renseigne François Gatel.
Cette année, la France a livré 1,7 Mt, un record qui conforte sa place comme premier fournisseur du GASC en 2014-2015. Le pays vend actuellement à l'Egypte du blé meunier de qualité « intermédiaire », avec un indice de Hagberg entre 200 et 220 s, qui a du mal à trouver un débouché sur le marché local et qui est très compétitif à l'export. « Ces courants commerciaux pourraient être amenés à s'enraciner sur le long terme, avance Rémi Haquin, président du conseil spécialisé de la filière céréalière de FranceAgriMer, mais cela dépend aussi des évènements de la prochaine campagne. » Des marchés pourraient aussi s'ouvrir en Asie du Sud-Est.
FranceAgriMer évalue à 500 000-700 000 t la demande en blé fourrager. La baisse du prix du fret, appelée à perdurer, permet l'accès à ces marchés. En effet, le Baltic Dry Index (BDI), indice des prix pour le transport maritime en vrac de matières sèches, est à son plus bas niveau depuis sa création en 1985. La parité euro/dollar est aussi un facteur de compétitivité non négligeable.
D'après François Gatel, « l'objectif de la filière française est de conserver les marchés où elle est ancrée, à savoir l'Algérie, le Maroc et l'Afrique subsaharienne. Ensuite, il s'agit de conforter ceux où elle est irrégulière comme l'Egypte. Puis, le développement sera envisageable sur de nouvelles destinations au Proche et Moyen-Orient. Quant à la Chine, qui est en passe de devenir importatrice nette, elle jouera surtout en important à partir d'Amérique du Nord ou d'Australie, qui seront alors moins présents sur d'autres marchés. »
Diminuer le gaspillage
De ces impératifs de compétitivité, de production et d'exportation découlent d'autres interrogations qui trouvent des éclairages dans l'examen de certains éléments. « Si on ramène, à partir de la production actuelle, le nombre de calories disponibles par habitant, nous nous situons au-dessus de la ration calorique minimum, nuance Benoît Daviron, économiste au Cirad (2).
Dans ce contexte, on peut se questionner sur la nécessité de produire plus et de subventionner une agriculture qui génère des coûts environnementaux. Il faudrait résoudre dans un premier temps les problèmes de répartition, d'accessibilité à la nourriture et donc de pauvreté en augmentant les revenus, en France comme dans les autres pays. Le renforcement des capacités de production locales des pays déficitaires doit aussi être envisagé. »
Finalement, il s'agirait avant tout de diminuer le gaspillage. D'après la FAO, un tiers de la production alimentaire destinée à la consommation humaine dans le monde est perdue chaque année, soit environ la moitié de la production céréalière mondiale. Et le blé ne fait pas exception. Dans les pays en développement, les chiffres de 15 à 35 % de gaspillage dans les champs et de 10 à 15 % au moment de la fabrication, du transport et du stockage sont avancés. Il semble que le dicton de Mirabeau « toute politique part d'un grain de blé mais tout grain de blé durable part d'une politique adaptée » n'ait pas encore perdu tout son sens.
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(1) Organe du ministère du Commerce et de l'Industrie égyptien chargé des achats de blé pour le secteur public.
(2) Centre internationnal de recherche agronomique pour le développement.
Expert : THIERRY POUCH, économiste à l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA)
« Un réel atout géopolitique »
Comment envisagez-vous le positionnement de la France sur la fin de la campagne et sur le long terme ?
Nous entrons dans une période de turbulences extrêmement incertaine en France mais aussi à l'internationnal. Il va falloir surveiller plusieurs choses. Dans un premier temps, la parité euro/dollar. Par rapport à son point haut en mai 2014, l'euro a baissé d'un peu plus de 16 % par rapport au dollar, ce qui favorise les exportations de la France vers les pays tiers. Ces exportations ont augmenté de 14 à 15 % ce dernier trimestre, en particulier en blé.
D'autre part, les exportations russes vont être limitées avec l'entrée en vigueur de la taxe ce 1er février (1). Nous devrions alors bien nous positionner. Sur un marché globalisé, c'est la position d'affaiblissement d'un pays qui est source d'opportunité pour un autre. Mais ces éléments jouent aussi en faveur des autres pays européens, et notamment de l'Allemagne. La concurrence va donc se renforcer au niveau intracommunautaire
La France a donc sa carte à jouer, qui plus est dans un contexte d'augmentation des besoins ?
Evidemment. La production et les exportations de blé pourraient contribuer à stopper, avec les vins, boissons et produits laitiers, le déclin économique que connaît l'économie française. Produire du blé pour en vendre peut aussi devenir un réel atout géopolitique, un avantage pour la diplomatie et l'influence politique, au moment où ce produit est de plus en plus demandé et convoité. Mais encore faut-il qu'il y ait une prise de conscience politique pour appuyer ces activités (recherche, formation, etc.). Car si nous ne prenons pas conscience de ces défis, nous allons disparaître.
L'Argentine, les pays de la mer Noire ou les Etats-Unis prendront la relève. C omment se positionner par rapport à ces pays ? Il faut instituer des règles communes définies à l'échelle mondiale. L'Organisation mondiale du commerce est en état de quasi mort céréabrale. Si les capacités de production locales des pays africains notamment doivent être renforcées, les échanges devront continuer pour assurer un approvisionnement régulier. Mais ils doivent pour cela être encadrés.
Il faudrait proposer la mise en place, avec nos marchés traditionnels, de partenariats commerciaux fondés sur des mécanismes de coordination ou de tarifs préférentiels pour contrer la volatilité des prix et assurer les approvisionnements. Ce type d'accords avec les pays de la rive sud-méditérranéenne serait d'autant plus pertinent que, pour certains d'entre eux, les réserves financières s'épuisent avec la baisse du pétrole. »
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(1) D'après les dernières informations, la taxe sur les exportations russes n'a pas eu les résultats escomptés puisque les chargements du mois de janvier ont atteint 2 Mt. La chute du rouble compense la taxe. Les discussions actuelles portent sur une révision à la hausse de cette dernière.
Région Afrique du Nord et Moyen-Orient : la carte à jouer de la France
La région Afrique du Nord Moyen-Orient (ANMO) est le premier pôle mondial d'achat de céréales. Elle représente un tiers des importations et polarise 40 % des ventes de blé de la France. Elle compte l'Egypte, premier acheteur de blé de la planète, avec 10,5 Mt, soit 8 % des acquisitions totales dans le monde. « Le Maroc est autosuffisant en blé, entre 30 et 60 % suivant les années.
La production de l'Algérie est quasi nulle », rappelle Yann Lebeau, de France Export céréales. Ces tendances risquent de se renforcer : « Le déficit en blé va s'intensifier en 2050, conséquence de l'urbanisation des modes de vie », expose Sébastien Abis, géopoliticien au Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes. Malgré des politiques émergentes, l'autosuffisance sera difficile à atteindre. « Le plan Maroc Vert, qui ambitionne de cultiver de manière plus intensive sur les surfaces favorables à la culture du blé afin d'augmenter la production, ne montrera pas ses effets avant une vingtaine d'années », illustre Yann Lebeau.
Par ailleurs, le développement de la production de blé va s'avérer coûteux pour le consommateur. Il faudrait mieux valoriser les cultures locales, déjà bien implantées et compétitives, comme la patate douce, le manioc ou le fonio. Plusieurs pays de la région préparent un renforcement des capacités de stockage du blé pour augmenter leurs réserves.
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