Un message de l'Association des producteurs Lactalis Bassin Ouest (APLBL), publié sur son blog le 17 mars 2014, illustre à quel point il est devenu compliqué de déterminer le prix du lait.

« Lactalis se réfère aux indicateurs mais... impose un lissage de 30 € [en mars, qui sera récupéré] en deux étapes de 15 € », en septembre et octobre... Après une série de calculs, incluant le prix de base, la flexibilité, la saisonnalité et ce fameux lissage, il s'avère que le lait ne sera pas payé 397,18 €/1.000 l en mars, mais 367,18 €.

Les organisations de producteurs (OP) avaient validé le précédent lissage de 15 € effectué en janvier et février, mais elles estiment avoir été mises devant le fait accompli le 13 mars.

Grâce à cette pirouette, le prix au printemps ne sera pas plus cher que celui d'automne. « C'est aussi un signe qu'il faut réserver de la production pour l'automne », souligne Frédéric Lachambre, président de l'APLBL. Plus critique, Léandre Georget, vice-président, déplore cette méthode qui aboutit à un « prêt à taux 0 à Lactalis ».

Le groupe mayennais n'a pas l'exclusivité de la complexité. Ainsi, Sodiaal annonce en moyenne 365 €/1.000 l, mais les prix sont ensuite déclinés dans chaque région. Dans la zone nord, la saisonnalité est très marquée, avec une retenue qui descend jusqu'à 65,30 € en janvier et une prime qui grimpe jusqu'à 60 € en octobre. En mars, le prix s'élève donc à 349,07 € en volume A et à 401,30 € en volume B. « C'est un manque de reconnaissance des éleveurs, insiste Véronique Le Floc'h, présidente de l'Organisation des producteurs de lait. Les coopératives ne jouent pas le jeu. »

Un prix à l'année

Bongrain, qui avait été le seul en janvier à respecter strictement les indicateurs, a décidé de s'aligner sur ses concurrents et d'appliquer lui aussi un report de 20 € en février et mars, en plus de la saisonnalité. « Ce report a été acté avec les OP, précise Daniel Chevreul, directeur des approvisionnements laitiers. Il sera récupéré d'août à octobre. »

« Les industriels essaient de réintroduire de la saisonnalité » après la suppression des grilles régionales des Criel (centres régionaux interprofessionnels de l'économie laitière), constate André Bonnard, trésorier de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL). Aucun ne veut payer le lait de mars trop cher, pour éviter un fort afflux à cette période déjà excédentaire. » D'autant que les volumes livrés sont supérieurs de 15 % à ceux de l'an dernier. Un objectif compréhensible. Néanmoins, la visibilité en termes de critères de paiement n'est pas au rendez-vous pour les éleveurs.

En réalité, les tarifs sont calculés pour l'année entière, avant d'être déclinés par mois. « Les postures des entreprises sont très différentes au mois le mois, souligne Jehan Moreau, directeur de la Fédération nationale des industries laitières (Fnil). Mais les prix convergeront pour s'établir finalement dans une petite fourchette en moyenne annuelle. Ce mouvement n'est pas organisé, c'est le fruit du marché, comme pour l'essence. » Selon lui, « le monde laitier est entré dans une nouvelle ère depuis l'an dernier ». Exit les pouvoirs publics, qui se sont désengagés, bientôt finis, les quotas. Sans parler d'un prix unique du lait, qui n'a en réalité jamais existé.

Signal fort aux producteurs

Les producteurs attendent un signal fort. La FNPL réclame 380 €/1.000 l pour l'année. « Ce niveau de prix est jouable, compte tenu des perspectives sur les marchés mondiaux, estime André Bonnard. Il devrait être supérieur à 400 € tout l'été. » Les industriels sont plus prudents, confrontés à un marché domestique saturé. Ils estiment que de nouvelles hausses en cours d'année seront nécessaires pour tenir le cap.

« La situation n'est pas catastrophique, reconnaît Jehan Moreau. Mais on navigue à vue. Les marchés sont hypersensibles. Une chose est sûre : le marché intérieur n'absorbera pas le surplus de lait, il faudra l'exporter. Mais les pays concurrents le feront aussi... »

« Ces 380 € sont un effet d'annonce, estime Yves Sauvaget, responsable en charge du lait à la Confédération paysanne, mais ils ne seront pas tenables s'il y a le moindre grain de sable sur le marché mondial, très fragile. La demande restera forte, mais personne n'est capable de dire si le marché d'exportation restera rémunérateur. Les industriels parlent de volumes, mais pas de valeur, alors qu'ils poussent les éleveurs à produire davantage. »

D'autres voix discordantes estiment que les cours mondiaux pourraient chuter en fin d'année face à un afflux de lait européen, en particulier allemand et néerlandais. Les industriels rappellent que c'est également la santé du marché français qui déterminera le niveau de rémunération du lait en 2014. « Notre prix d'objectif annuel est très dépendant des négociations commerciales entre transformateurs et distributeurs, rappelle Dominique Chargé, président de la coopérative laitière Laïta. Si les cours des marchés mondiaux restent à des niveaux élevés au second semestre, un autre round de négociations avec la distribution sera nécessaire pour les répercuter sur le prix du lait à la production. »

Ces négociations étaient mal engagées jusqu'au début de février. Mais une pause a été décrétée dans le conflit sur le prix des produits laitiers. La distribution a concédé des hausses de tarifs et les transformateurs avouent à demi-mot une relative satisfaction. Les industriels ont été aidés par le climat politique, la médiatisation, mais aussi par les premiers signes de pénurie de lait. Il a fallu en arriver là pour inverser le rapport de force.

Lactalis : des OP en mal de reconnaissance

En toute discrétion, l'Union nationale des éleveurs livreurs Lactalis (Unell) a tenu sa première assemblée générale le 6 mars 2014 à Paris. L'association, qui regroupe la majorité des OP du groupe, se heurte à plusieurs obstacles.

• L'attitude de Lactalis.

Les représentants ont fréquemment évoqué des rencontres houleuses avec l'industriel. A maintes reprises, Lactalis a décidé unilatéralement des augmentations ou des baisses du prix du lait. Frédéric Lachambre, président de l'APLBL (OP bassin Ouest), relativise : « Nous apprenons encore à gérer ce nouveau mode de relation. » Et un récent changement dans la direction de l'entreprise pourrait détendre l'atmosphère.

• Les adhésions.

Alors qu'un maillage existait déjà dans certaines régions, avec la présence d'associations de producteurs, il a fallu partir de zéro ailleurs et identifier les livreurs, les OP n'ayant pas accès aux listings de l'entreprise.

• La légitimité.

Les OP agréées ne représentent qu'un tiers des producteurs Lactalis. Mais de nouvelles OP sont en cours de validation, et les responsables espèrent convaincre de l'intérêt à adhérer, pour réunir plus de la moitié des livreurs en 2014. « Aujourd'hui, motiver les éleveurs est difficile, reconnaît Frédéric Lachambre.

Lactalis applique à tous ses livreurs les décisions négociées avec les OP. Qu'apportent en plus ces dernières ? Il faut une différenciation entre adhérents et non-adhérents, comme réserver les prêts de fin de campagne aux adhérents. »

• Les divisions.

Entre OP « historiques » et OP « indépendantes », le ton est parfois monté, les uns acceptant des propositions de Lactalis que les autres refusent.

• Le budget.

Avec les cotisations des éleveurs, les OP doivent faire face à des frais non négligeables (emploi d'un mi-temps, déplacements...).

• Le mélange des genres.

La plupart des représentants étant membres du syndicalisme majoritaire, la FNPL est critiquée pour sa mainmise sur les OP.

Où le prix du lait se négociera-t-il ?

Loi sur la concurrence oblige, industriels et producteurs ne peuvent plus négocier le prix du lait à la production au niveau national. L'interprofession se contente désormais de publier des indicateurs livrant une tendance générale des marchés. A charge pour les parties de calculer une évolution du prix du lait. Demain, où pourrait-il se négocier ?

• Chez les industriels : très probable.

C'est déjà le cas. Il n'est pas question pour eux d'abandonner cette nouvelle prérogative. Au sein des coopératives, le conseil d'administration est décideur, mais les adhérents acceptent plus ou moins bien les arguments avancés par leurs administrateurs. Pour plus de transparence, les syndicats minoritaires souhaitent voir les coopératives intégrer des OP régionales. Chez les privés, le prix est censé être discuté entre OP et industriels, mais, dans la réalité, les transformateurs tiennent solidement les manettes. 

• Dans les interprofessions nationale et régionales : illusoire.

Les lois de la concurrence européenne interdisent toute négociation, considérée comme une entente. Le Centre national interprofessionnel de l'industrie laitière (Cniel) se cantonne aux critères de qualité utilisés pour le paiement du lait. Mais le présent ne préjuge pas de l'avenir : en intégrant l'interprofession, la Confédération paysanne espère à terme faire revenir les décisions dans ce lieu, même si « ce ne sera pas obtenu du jour au lendemain », reconnaît Yves Sauvaget, responsable « lait » du syndicat.

• Dans de futures OP de bassin : improbable.

Il faudrait un soutien politique pour aider à la création d'OP (ou associations d'OP) de bassin, telles que le revendiquent la Confédération paysanne et l'Organisation des producteurs de lait. 

• Dans les bassins laitiers : pas leur mission.

C'est un lieu de rencontre entre la filière et les pouvoirs publics. Leur avenir est incertain après 2015, à moins qu'ils fusionnent avec les Criel.

• Sur les marchés mondiaux : le vrai déterminant.

« La période où l'on négociait le prix du lait est plus ou moins derrière nous. A l'avenir, il y aura plutôt un prix de marché fixé par des cotations internationales, analyse André Bonnard, de la FNPL. Les négociations entre industriels et producteurs se cantonneront aux services autour de la production laitière. Par exemple, si une OP est capable d'offrir à ses clients un lait dont la qualité répond à leurs exigences, elle pourra peut-être négocier un prix supérieur pour ses adhérents. »