Les spécialistes sont unanimes : d'ici à 2050, une augmentation de 60 % de la production mondiale de blé (Triticum aestivum), première céréale cultivée et première source de protéines, sera nécessaire pour répondre à la demande. Son rendement devra être amélioré de 1,6 % par an, contre 1,1 % par an entre 2001 et 2010. Or, depuis plus de dix ans, en France comme dans la plupart des pays producteurs, les rendements stagnent, essentiellement à cause de l'impact du changement climatique (lire l'encadré page 54).
Il y a peu de temps encore, les investissements pour l'amélioration du blé étaient faibles au regard de son importance pour la sécurité alimentaire mondiale. Il s'agit en effet d'une plante autogame qui génère moins de revenus aux semenciers que des plantes hybrides comme le maïs. En 2011, les investissements mondiaux en recherche et développement opérés par les firmes privées sur l'espèce blé ne dépassaient pas 200 millions de dollars, contre 1,9 milliard de dollars consacré au maïs. Mais les choses évoluent et l'espèce fait l'objet d'une nouvelle mobilisation en France et à l'international, émanant des semenciers (notamment des grands groupes comme Limagrain, RAGT, Pioneer et des firmes comme Syngenta, Monsanto et Bayer CropScience, qui commercialisent aussi des produits phytos). Elles ont en ligne de mire la production de blés hybrides et de blés OGM (lire l'encadré page 54). Les structures françaises, plus petites, augmentent aussi leurs investissements dans l'Hexagone et à l'étranger pour rester dans la course.
COORDONNER LES TRAVAUX
Une multitude de projets de grande envergure se sont montés, regroupant de nombreux partenaires afin de mieux coordonner les recherches et d'obtenir des financements. Un consortium mondial, créé il y a huit ans maintenant, l'IWGSC (1), s'est attelé au décryptage du génome du blé. Pas moins de 26 pays se sont répartis les chromosomes à étudier. Il s'est élargi en un autre consortium depuis deux ans, le Wheat Initiative. Au niveau français, c'est le projet BreedWheat qui mobilise l'ensemble des acteurs de la sélection du blé tendre (lire l'encadré ci-contre). Le génome du blé commence ainsi à livrer ses secrets. Mais la tâche n'est pas facile : la céréale présente en effet un triple génome (A, B et D) provenant de trois ancêtres différents. A cette très grande taille de génome (cinq fois plus grand que le maïs et 40 fois plus grand que le riz) s'ajoute le fait que chacun de ses 21 chromosomes possède six copies : on dit que le blé est hexaploïde.
Ces caractéristiques complexes rendent son analyse moléculaire et son séquençage difficile. Le seul chromosome entièrement séquencé (3b) est celui dont la France avait la charge. C'est un premier pas mais beaucoup reste à faire. Selon l'IWGSC, il faudra encore trois à quatre ans et 15 millions d'euros pour terminer le travail sur tous les chromosomes.
ENJEUX SUR L'AZOTE ET L'EAU
Les attentes de la filière blé tendre sont nombreuses et les sélectionneurs tentent d'y répondre en multipliant les axes de recherche. Des travaux sont bien sûr réalisés pour améliorer le rendement et la qualité, ainsi que la résistance durable aux maladies (septoriose, fusariose, rouilles). Mais la recherche d'une meilleure efficience des variétés à l'absorption de l'azote prend de plus en plus d'ampleur. L'objectif est de sélectionner des blés qui cherchent l'azote dans le sol par les racines avec plus d'efficacité mais aussi capables de mobiliser de manière optimale vers les grains l'azote absorbé pour maintenir un taux de protéines correct. « L'enjeu devient très important de par l'augmentation des prix et les évolutions réglementaires, souligne Jean-Michel Moreau, sélectionneur blé tendre chez Bayer CropScience. L'objectif est que les variétés répondent mieux à une baisse des apports d'azote, sans une diminution de leur qualité boulangère. »
Cependant, la cible prioritaire reste la meilleure adaptation des blés aux aléas climatiques (stress hydrique, échaudage, froid). Ces critères sont éminemment complexes et gouvernés par un grand nombre de gènes, donc difficilement travaillables par une méthodologie conventionnelle de croisements simples et de visualisation à l'oeil d'une variété meilleure qu'une autre. L'accès à l'information de base cachée au coeur du génome du blé tendre est donc essentielle et passe par le séquençage, qui permet également de faire évoluer la sélection assistée par marqueur (SAM). Certes, cette dernière existe depuis de nombreuses années en sélection végétale. Elle permet de trier le matériel génétique et d'identifier le gène qui va conférer telle ou telle résistance ou tolérance. Ce gène sera ensuite introduit dans une variété par croisements successifs et suivi grâce à un marqueur moléculaire pour vérifier qu'il est toujours présent à la sortie. Les délais d'obtention pour obtenir de nouvelles variétés sont donc beaucoup plus courts.
Des progrès gigantesques ont été réalisés dans le domaine ces dernières années dans la SAM, avec de plus en plus de marqueurs performants et donc un coût de plus en plus faible.
SAUT TECHNOLOGIQUE
Un saut technologique a été franchi il y a deux ou trois ans avec la sélection génomique, une technique qui a déjà fait ses preuves en génétique animale. Pourquoi ce retard ? Le génome du blé est plus complexe que celui d'une vache et l'interaction génotype/environnement est aussi plus importante en végétal. Avec la sélection génomique, il est possible de rendre prédictif le comportement du matériel végétal pour mieux orienter les schémas de sélection. Pour cela, un très grand nombre de marqueurs sont testés sur la totalité du génome de la plante, sans a priori sur leur importance propre. Objectif : identifier les gènes responsables de la meilleure performance d'une variété par rapport à une autre. Puis on établit une corrélation entre le génotype et le phénotype. Ce qui permet de gagner du temps dans le processus d'obtention. « La sélection génomique est un outil parmi d'autres, relativise Philippe Lonnet, directeur de recherches céréales chez Florimond-Desprez. Elle permet surtout de prédire quels individus semer au champ et donc d'économiser le nombre d'essais. » Les premières variétés de blé issues de sélection génomique ne devrait en tout cas pas être commercialisées avant cinq à dix ans.
Les sélectionneurs tentent aussi d'explorer d'autres pistes innovantes, comme par exemple les variétés resynthétiques à partir des espèces ancêtres du blé. Cette technique consiste à repartir de deux espèces sauvages à l'origine du blé tendre (Triticum dicoccoïdes et Aegilops tauschii), qui existent toujours aujourd'hui, et à les recroiser entre elles. « L'idée est de rechercher des gènes intéressants qui auraient disparu au moment de la domestication ou au fur et à mesure des cycles de sélection classique », explique Alain Murigneux, directeur des ressources génétiques chez Limagrain.
SE TOURNER VERS D'AUTRES ESPÈCES
Autre source de diversification : aller chercher de la génétique chez d'autres espèces qui ne sont pas ancêtres du blé. Certains gènes de résistance à la rouille proviennent par exemple de cette technique. Dans le cadre du projet BreedWheat, des recherches sont en cours pour introduire dans les variétés françaises des sources de tolérance au stress hydrique ou thermique à partir de variétés exotiques cultivées dans des zones arides. Le marquage moléculaire permet d'accélérer l'introduction de cette diversité génétique. Le blé hybride fait aussi l'objet de travaux de la part des firmes comme Syngenta, Limagrain, Bayer CropScience, DuPont-Pioneer ou encore Saaten-Union. La production de ce type de semences avec un agent chimique reste une limite importante, avec un manque d'efficacité et d'homogénéité. La voie génétique pourrait ainsi refaire surface. Mais les variétés de ce type ne devraient pas arriver avant 2020. Saaten-Union travaille aussi, avec la société israélienne Kaiima, sur un programme de création de variétés de blé hybrides polyploïdes, où le nombre de chromosomes du blé a été augmenté par rapport aux variétés ordinaires hexaploïdes. Le rendement en grains et paille devrait être augmenté, ainsi que la teneur et la qualité des protéines du grain. Les premières variétés pourraient être commercialisées en 2017.
(1) International wheat genome sequencing consortium.