Selon les toutes dernières statistiques du recensement de l'agriculture obtenues cette semaine auprès d'Agreste, la pluriactivité concerne 18 % des chefs d'exploitation agricoles. Mais de quelle pluriactivité parlons-nous ? Au début du siècle dernier, ce terme n'existait même pas. Pourtant, de nombreux paysans exerçaient plusieurs métiers pour s'assurer un travail et un revenu toute l'année : ils étaient ouvriers agricoles ou dans l'industrie, horlogers, fabricants de jouets, artisans. Après la deuxième guerre mondiale, la spécialisation de tous les actifs devient synonyme de progrès, de modernisation de l'économie, de productivité. L'agriculture n'échappe pas à cette antienne : les lois de 1960 et 1962 consacrent l'entreprise familiale à 2 UTH (unité travail homme) la spécialisation des producteurs et l'intensification des productions. « Les paysans d'avant-guerre étaient par construction pluriactifs, rappelle Jacques Rémy, sociologue à l'Inra (1).

Mais pour les jeunes syndicalistes qui participent à la rédaction des lois de 1960, la pluriactivité fait problème. Ils affirment que si l'activité agricole ne dégage pas à elle seule assez de revenu pour vivre, mieux vaut aller travailler ailleurs. Leur modèle sera celui de la polyculture intensive, spécialisée, à l'image de la production laitière. Ils revendiquent un revenu agricole équivalent au revenu des autres catégories socioprofessionnelles. « La lutte pour le contrôle de l'attribution du titre d'agriculteur a été forte », souligne-t-il. Ceux qui sont considérés comme de « vrais » agriculteurs ont un accès prioritaire au foncier, puis aux aides nationales et européennes.

SYNONYME DE PRÉCARITÉ

La pluriactivité se retrouve stigmatisée entre misère et précarité. Pourtant, elle ne disparaît ni des exploitations ni des statistiques : les recensements la mesurent sur l'ensemble des personnes qui vivent sur l'exploitation familiale : exploitant, conjoint et les autres aides familiaux. Avec réticence, la profession va accepter progressivement cette réalité peu conforme à leurs voeux dans les décrets et les lois. Dès 1977, les pluriactifs auront accès à l'ISM, l'indemnité spécial montagne : cela concerne en premier chef les jeunes montagnards qui ne peuvent être agriculteurs à temps plein sous peine de voir disparaître des pans entiers de l'agriculture. Dans la foulée, la loi de 1980 reconnaît la pluriactivité là où elle est essentielle au maintien de l'activité économique (2).

En 1988, pour mettre fin à des contentieux de plus en plus nombreux, la définition de l'activité agricole est élargie aux activités dans le prolongement de l'acte de production ou qui ont pour support l'exploitation. La transformation et la commercialisation de produits agricoles, le tourisme sont enfin analysés comme une diversification et, à ce titre, englobés dans l'activité agricole.

ELLE S'INSTALLE

La pluriactivité continue à se développer. Alors qu'en 1990, 22 % des ménages sont pluriactifs, en 2000, ils sont 35 %, pourcentage stable. La crise agricole est passée par là mais pas uniquement. Pour les entreprises en croissance, ces revenus extérieurs permettent de dégager des capacités d'autofinancement supplémentaires. Avec la bénédiction des banquiers. S'ajoute l'évolution du travail des femmes, qui accentue la fréquence de la pluriactivité. « De plus en plus de jeunes femmes conservent leur métier après leur mariage. Et cette tendance ne fera que s'accentuer, les agriculteurs épousant de plus en plus souvent des femmes non issues de leur milieu », souligne Jacques Rémy. Près de deux conjoints sur trois travaillaient sur l'exploitation en 1990, ils ne sont plus qu'un sur deux en 1997. Et en 2007, plus de 70 % des jeunes conjointes de moins de 30 ans travaillent à l'extérieur de l'exploitation (3).

SYMBOLE DE NOTRE ÉPOQUE

Aujourd'hui, la pluriactivité prend une autre allure. Elle s'inscrit dans le paysage de l'agriculture de demain. Mesurée cette fois-ci à l'aune des seuls chefs d'exploitation et non des ménages, elle concerne 18 % des chefs d'exploitation (voir carte), un chiffre stable depuis 2000. Les petits exploitants sont plus concernés (34 %) que les grands (6 %). Les jeunes installés qui ont exercé un autre métier avant de reprendre l'exploitation persévèrent dans l'exercice de cette deuxième activité (19 % des jeunes chefs, contre 15 % des chefs des moyennes exploitations (4)). Les installations progressives s'appuient de plus en plus sur des activités extérieures. La possibilité de reprendre un bien de famille en conservant son ancien métier exerce un attrait grandissant sur les enfants d'agri-culteurs partis à la ville exercer un autre métier. Certes, les responsables professionnels insistent pour que cela soit une pluriactivité volontaire et non imposée par une politique européenne de bas revenus (5). Mais aujourd'hui, elle est aussi synonyme d'autonomie face aux marchés, de diversification au détriment de l'ultraspécialisation, de renouveau de certains territoires ruraux, d'ouverture à d'autres catégories socioprofessionnelles. De survivance du passé, elle devient modèle dans une société où les actifs subissent instabilité et multiplicité des emplois. Doiton alors, comme le suggère Jacques Rémy, arrêter de distinguer le métier d'agriculteur des autres métiers ? « Les agriculteurs sont si divers entre eux. Ils ne forment pas non plus un groupe à part dans la société. Leur conserver une spécificité, n'est-ce pas les enfermer dans un statut qui ne se justifie plus ? », s'interroge-t-il. A cette proposition, certains objectent que l'agriculture garde des spécificités (nécessité d'alimenter le pays, aléas climatiques, aléas des marchés, occupation du territoire...) qui justifient le maintien d'une organisation et de statuts particuliers. Très prosaïquement, Maître Julien Forget, membre du réseau Agiragri, souligne : « La simplification est parfois l'ennemie de l'optimisation. Certes, les règles sont quelquefois trop complexes. Mais supprimer ces particularismes ne serait pas sans impact sur le revenu des exploitants. »

(1) « L'exploitation agricole, une institution en mouvement », de Jacques Rémy. Demeter, à paraître en septembre 2012. (2) « Vivre de deux métiers, La pluriactivité », Jean-François Boudy. L'Harmattan, 2009. (3) « Agreste Primeur » n° 223, mars 2009. (4) « Agreste Primeur » n° 266, septembre 2011. (5) En Europe, 27 % des chefs d'exploitation sont pluriactifs, avec des pointes à 50 % en Allemagne.