« Eleveur de porcs, c'est mon métier. » Céline Sergent, 32 ans, cultive aussi 100 hectares de céréales à Usseau, dans la Vienne. « Je m'étais dit que je ne serais jamais éleveur à cause de l'instabilité financière. Mais ce travail me plaît. J'ai gagné mon argent de poche en donnant des coups de main dès 15 ans dans la porcherie. » Son bac professionnel « élevage de chevaux » en poche, elle sera salariée pendant huit ans dans l'agroalimentaire. « En aidant mon père après la naissance de mon premier enfant, cela a fait tilt. J'ai passé un certificat de spécialisation « porc » en Bretagne pour acquérir la technicité. » La famille Sergent négocie la reprise d'une exploitation. « En 2008, nous avons créé une SCEA sur deux sites distants de 40 kilomètres. Chacun est responsable de son site. Une fois installée, je ne me suis pas posé de En chiffres questions sur mes compétences. J'ai appris à régler les machines sur le tas. Comme l'aurait fait un garçon. »
Céline est donc chef d'exploitation. Une place qu'elle entend occuper pleinement. Mais cela ne va pas toujours de soi, même pour les jeunes femmes armées d'un diplôme et d'un statut. Plus que les garçons, les filles doivent prouver de quoi elles sont capables, même si elles sont « héritières ». Car qui dit succession des parents, dit cohabitation dans le travail. Au moins momentanément. Louisette Daubignard exploite 110 hectares à Greneville-en-Beauce, dans le Loiret : « J'ai repris, il y a douze ans, l'exploitation de mon père et de mon oncle. Mon frère y avait renoncé à cause de problèmes d'entente. J'étais titulaire d'un BTS « protection des cultures » et j'avais travaillé comme formatrice. Au début de mon installation, je me suis appuyée sur l'expérience des anciens. Mon père cherchait à m'aider, mais trop et pas comme je le désirais. Assez vite, j'ai voulu faire à ma façon et aller vers le bio en convertissant chaque année une dizaine d'hectares. Mon père et mon oncle n'aiment pas voir l'herbe qui dépasse. Un week-end où ils me remplaçaient, ils avaient préparé, sans mon avis, la livraison d'une cellule de grains. Je me suis réorganisée pour en faire le plus possible toute seule. Quand j'ai eu ma deuxième fille, j'ai employé quelqu'un à mi-temps, même s'ils avaient toujours envie de m'aider. »
DOUBLE TÂCHE
Marie-Claude Juhel, conseillère à la chambre d'agriculture du Morbihan, relativise : « En Bretagne, les filles qui reprennent dans la lignée familiale sont traitées comme des garçons. En revanche, quand elles arrivent par le mariage, elles n'ont pas l'héritage familial ou culturel qui faciliterait leur intégration. Pour acquérir les savoir-faire techniques, nous avons mis en place des groupes d'échange de compétences sur le lait, le porc, la volaille et le maraîchage. Elles disent souvent qu'elles doivent devenir hypercompétentes pour être à l'aise. Nous avons aussi organisé deux formations « tracteurs », même si certaines femmes préfèrent s'abstenir de conduire pour éviter du travail supplémentaire. C'est une double tâche pour les « hors-cadre » qui doivent à la fois se former et s'intégrer. Ces femmes apportent pourtant les capacités originales qu'elles ont acquises dans leurs premiers emplois, une ouverture sur le voisinage, une fraîcheur. Lors d'une rencontre dans le Morbihan, une agricultrice installée depuis vingt-cinq ans a été étonnée de voir que les belles-filles rencontraient encore les problèmes d'hier face à la belle-famille. C'est pour cela que nous insistons auprès de celles qui préparent leur brevet professionnel en temps partagé (1), pour qu'elles travaillent sur leur projet de vie, qu'elles réfléchissent en profondeur à la place qu'elles veulent. »
SE TENIR INFORMÉE
Florence Bras, conseillère Vivéa pour la région Pays de la Loire, pilotait la journée « Etre une femme en agriculture : un métier » (2), fin mars. Selon elle, il y a trois modes d'entrée dans le métier : réaliser un projet, échapper au chômage ou se marier. Ensuite, chaque femme affirme sa place à sa façon : parfois la fille remplace sa mère ou sa belle-mère. D'autres, par goût, choisissent un atelier. Enfin, les dernières occupent une place qui respecte l'articulation choisie entre le projet familial et la stratégie d'entreprise. Alors deviennent- elles chefs d'entreprise, opératrices sur un atelier précis, assistantes ou bouche-trou. Selon Colombe Mandin, agricultrice et présidente du GRDDF (2), « il faut vouloir prendre une place et ne pas attendre qu'on nous la donne ».
Marie-Jo Brottier travaille sur 155 hectares de céréales à Linazay, dans la Vienne. Elle est aussi associée dans une SCEA qui gère une porcherie et membre d'une unité de méthanisation. « Personne ne nous donnera notre place. C'est à nous de la faire, de savoir ce que l'on veut vraiment, de le dire aussi. » Pas question d'affronter les hommes mais simplement d'affirmer ses choix. Sa place lui a été attribuée par un tragique coup du destin. « Mon mari est décédé. Si je n'avais pas suivi depuis mon installation des formations avec les groupes féminins mais aussi dans des groupes mixtes, je ne m'en serai pas sortie. Tout le monde m'a encouragé. J'ai fait un stage « tracteurs » même si, au départ, je me disais que j'étais nulle. Je me suis formée sur la commercialisation des céréales. Je viens de suivre la formation « certiphyto ». J'étais la seule femme. » La formation continue lui a donné des armes face à l'adversité. Mais peu de femmes se précipitent sur les stages une fois installées. Selon Vivea qui finance les formations professionnelles des agriculteurs, 13 % des hommes se forment et seulement 8 % des femmes. En 2010, la nécessité d'obtenir le « certi-phyto » avant 2014 a dopé les demandes : celles des hommes ont bondi à 31 % alors que celles des femmes stagnent à 11 %. Mais pourquoi les femmes se forment-elles moins ? Selon Florence Bras, les cinq types de stages les plus demandés par les femmes sont les mêmes que les hommes dans un ordre différent. A une exception près : la formation en relation humaine des femmes est remplacée chez les hommes par la technique végétale. Pour les convaincre de passer le « certi-phyto », quelques départements ont organisé des stages dédiés aux femmes. Ils ont fait le plein.
Les femmes disent parfois se sentir plus à l'aise pour débattre de questions techniques entre elles, sans préjugés. Mais la vraie difficulté se cache dans leur emploi du temps : enfants en bas âge, horaires et distance à gérer. « Nous avons comparé les agendas d'un couple. En une journée, la femme changeait seize fois d'activités. L'homme a effectué autant d'heures mais avec quatre changements. » Cet enchevêtrement entre sphère domestique et professionnelle ne facilite pas les absences. D'où l'idée de certaines régions d'attribuer une indemnité de 110 euros par jour (maximum 3), soit pour le remplacement dans la maison, soit sur l'exploitation.
FAMILLE ET PROFESSION INDISSOCIABLES
Ces remarques amènent à une autre évidence : les femmes séparent rarement leur vie de famille et la vie de l'entreprise. Cette proximité est même souvent la raison de leur retour à la ferme. Or dans les couples agricoles, la sphère domestique est dévolue en quasi-totalité aux femmes. C'est vrai à moindre degré dans tous les couples français (statistiquement, le partage égalitaire des tâches en France sera réalisé en 3020 !). Loan Jérôme, conseillère Trame en Franche-Comté, analyse : « Dans les autres métiers, les hommes partagent un peu plus les tâches domestiques car les femmes travaillent hors du domicile. Une agricultrice très engagée dans la réflexion sur la place des femmes m'a expliqué qu'elle procédait autrement. Elle intègre l'économie domestique à son travail : lorsqu'elle fait la cuisine, son travail vaut autant que de faire des clôtures. C'est du temps en moins pour l'exploitation. Mais, selon elle, préparer les sandwichs pour l'ensilage ou le repas, cela fait partie de son activité. Elle fait en quelque sorte office de restaurant. » Loan Jérôme poursuit : « Les anciennes exploitantes en avaient assez d'être invisibles, d'entendre systématiquement "où est le patron" quand arrivait un conseiller ou un commercial. Tout cela s'estompe. Mais tous les obstacles ne sont pas levés, y compris dans la représentation que les femmes ont de leur métier : elles se définissent d'abord comme épouse et mère, avant de décliner leurs occupations professionnelles. Ensuite, il faut avoir envie que cela change. Nous avons créé un groupe de réflexion avec des agricultrices de Franche-Comté et des femmes d'agriculteurs suisses (le mot agricultrices n'est pas employé chez elles). Notre groupe s'appelle Farah, femmes en agriculture responsables et autonomes en complémentarité avec les hommes. Il est financé pendant trois ans par l'Europe et Trame à hauteur de 360 000 euros. Les femmes suisses ont une formation qui ressemble à celle de nos anciennes écoles ménagères. Elles disent que cela leur plaît. Les femmes n'ont pas toujours envie d'une autre place. Nous allons commencer par analyser la place des femmes aujourd'hui dans les exploitations. Elles ont des idées différentes, elles ouvrent les exploitations car elles sont très actives dans les associations locales. Nous devons ensuite voir comment développer leur capacité de choix et renforcer leur participation dans les instances professionnelles. »
Sur le terrain, ça bouge. Et les groupes féminins de Trame n'y sont pas pour rien. Anne-Marie Baron cultive 61 hectares à Arçon, dans le Doubs, et livre du lait à comté (référence de 2 408 litres par hectare). « Je me suis installée en 1992 à la suite de mon père. Mon mari avait la formation. Moi j'étais aide-soignante. La ferme est trop petite pour deux. Je me suis installée après une formation. J'ai bien choqué quelques machos mais ils ont vite compris. Je participe aux réunions mixtes mais nous avons aussi formé un groupe d'agricultrices en activité, le GAD 25. Les échanges entre nous sont riches et francs. Il y a deux ans, nous étions montés au créneau pour les attributions de quotas aux EARL alors qu'ils étaient réservés aux seul Gaec. »
RENDEZ-VOUS AUX ÉLECTIONS
Motif de satisfaction, cette année, pour cette femme déterminée : le souhait exprimé en assemblée générale départementale par la vice-présidente de la FNSEA, Christiane Lambert, que « les femmes aient une place proportionnelle à leur nombre sur les listes des élections aux chambres d'agriculture ». Cette volonté d'obtenir une vraie représentation traverse tous les courants et toutes les instances professionnelles. Marie-Claude Juhel anime aussi l'association « Agriculture au féminin ». « Ce groupe a été créé en 2008 par une quinzaine d'agricultrices élues qui souhaitent tendre vers l'égalité. Elles insistent sur la sous-représentation des femmes dans les structures économiques, techniques et syndicales. Pour elles, l'égalité et l'engagement passent par la formation. Nous proposons des formations telles que "comment je gère mon temps pour être responsable et assumer ma mission". » De quoi donner aux agricultrices les outils pour ne plus se heurter au plafond de verre qui limite la promotion des femmes. Ou se détacher du « plancher collant », comme diraient les Québécoises.
(1) Formation mise en place dans le département pour que les femmes puissent se former à leur rythme. (2) Cette rencontre était organisée par le Groupe régional de développement pour la formation des femmes en agriculture (GRDFF) pour les agricultrices de Poitou-Charente.