Si les gouvernements développent des stratégies axées sur la sécurité alimentaire, le secteur privé a un objectif très différent : faire de l'argent.

« La terre est devenue un nouveau pôle d'attraction pour le secteur financier, constate Alain Karsenty, chercheur au Cirad (lire ci-dessous). Quand Daewoo cherche à acquérir 1,3 million d'hectares à Madagascar, il s'agit de faire du business. »

Le foncier n'est pas un investissement classique pour beaucoup d'entreprises transnationales. Il représente un risque de conflit politique tel que de nombreux pays ne permettent même pas à des étrangers de la posséder (lire l'encadré de l'article "Des Etats en quête de sérité alimentaire").

Mais la conjonction des crises alimentaire et financière a transformé les terres agricoles en nouvel actif stratégique.

 

Un nouveau placement

Selon les observateurs du marché, investir à court et moyen terme dans la terre et la production alimentaire est un bon placement, malgré la baisse des prix.

« La terre arable devient un bien rare, donc spéculatif, souligne Alain Karsenty. La population mondiale augmente et modifie son régime alimentaire - plus de viande, donc plus de besoin d'espaces -, les terres arables disponibles diminuent (- 0,5 % an) du fait d'une urbanisation galopante, de l'abus d'intrants, du manque d'eau et de la désertification. Il s'agit des facteurs que tout investisseur comprend bien. Les prix vont donc repartir à la hausse, et ce sera une hausse durable », prédit le chercheur.

Résultat, « la ruée de 2008 du secteur privé sur les acquisitions de terres agricoles a été vertigineuse », constate Grain dans son rapport d'octobre 2008.

D'après l'ONG, la société new-yorkaise BlackRock Inc., l'un des plus grands gestionnaires de portefeuilles du monde avec presque 1 500 milliards de dollars, a mis sur pied un fonds spéculatif agricole de 200 millions de dollars, dont 30 millions seront utilisés pour acheter des terres agricoles dans le monde entier.

Le rapport recense des dizaines de pays ciblés : Malawi, Sénégal, Nigeria, Ukraine, Russie, Géorgie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Brésil, Paraguay, et même Australie.

« Dans la très fertile région qui s'étend de l'Ukraine jusqu'au sud de la Russie, la concurrence est rude », et les acquisitions se comptent par milliers d'hectares.

A titre d'exemple, Black earth farming, un groupe d'investisseurs suédois, a pris le contrôle de 331 000 ha de terres agricoles dans la région des terres noires russes et Ladkom, un groupe d'investissement britannique, a acheté 100 000 ha en Ukraine et s'engage à porter ce chiffre à 350 000 ha d'ici à 2011.

 

Alain Karsenty, Chercheur expert au Cirad (1) : "Des modèles basés sur la contractualisation"Je pense qu'une grande partie des investissements se fera sur des zones forestières. Sur les terres agricoles, il y a des paysans qui ont des droits fonciers. C'est long et coûteux de les mettre dehors. Bien sûr, ces droits fonciers ne sont pas bien reconnus et les gouvernements s'appuient sur une fiction de la propriété publique des terres.

C'est entre autres le cas à Madagascar, où la procédure d'immatriculation est si longue et onéreuse que seulement 2 à 3 % des agriculteurs disposent de titres fonciers.

Les investissements sur les terres agricoles seront dans bien des cas basés sur des modèles de contractualisation (soustraitance). Fonctionner sur le mode de l'enclave, en amenant ses travailleurs, ses semences et en ayant pour seul objectif l'exportation, rendrait les coûts des transactions exorbitants, sans compter l'hostilité de la population locale.

C'est pour les forêts que je m'inquiète le plus, car c'est toujours là que se créent les nouvelles terres agricoles et les droits fonciers y sont moins visibles. Il faut plus de transparence, les termes des contrats doivent être publiés et débattus. Les émeutes à Madagascar ont un lien direct avec ce manque de transparence. La population a l'impression que le pays est vendu à une société étrangère. Aussi, je pense que Daewoo n'y ira pas, ou alors via des partenariats avec les paysans.

Il y a également un travail considérable à mener pour reconnaître des droits fonciers opposables, notamment pour les communautés villageoises qui utilisent ces ressources forestières. Des instruments basés sur la cartographie participative, existent. Ils doivent trouver un prolongement dans le droit.

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(1) Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement.

 

 

• Argentine Les bonnes affaires immobilières tournent mal

Dans la province du Chaco, plus d'un million d'hectares de domaine public ont été vendus de façon frauduleuse en moins de dix ans.

En effet, la rentabilité de l'agriculture extensive moderne a provoqué une ruée vers les terres arables non exploitées situées au nord de l'Argentine. Les acquéreurs sont souvent des entrepreneurs agricoles venus des provinces limitrophes.

Or, la constitution du Chaco voue ces terres publiques aux résidents de la province qui s'engagent à y vivre et à les exploiter eux-mêmes. Aujourd'hui, ces opérations immobilières réalisées par des fonctionnaires peu scrupuleux font l'objet de procès au civil et au pénal.

Le gouverneur du Chaco, Jorge Capitanitch, élu fin 2007, s'est engagé à « récupérer toutes les terres fiscales mal attribuées ». Une décision qui ferait littéralement l'effet d'un tremblement de terre parmi la classe dirigeante locale. « Tout le monde en a profité », résume la députée Alicia Terada.

Mais dès 2004, des fonctionnaires de l'organisme chargé de gérer les terres publiques ont dénoncé leur hiérarchie. Ils estiment à environ dix mille le nombre d'actes de vente frauduleux, par lopins de 100 à 2 500 hectares.

« Des milliers d'hectares ont été attribués à des entreprises qui n'en avaient pas le droit, mais des agriculteurs locaux ont aussi reçu des parcelles, sans forcément remplir toutes les conditions de la loi », prévient Edouardo, un agriculteur du Chaco, qui redoute une solution générale du problème.

Ventes jugées inconstitutionnelles

« Pour comprendre la situation, d'abord, ne voyons pas systématiquement les indigènes comme des victimes », dit-il, assurant que peu d'habitants des zones appropriées saisissent la chance d'exploiter ces terres.

« Ne pas produire conduit à la misère, insiste l'agriculteur. Par ailleurs, les entrepreneurs qui viennent au Chaco pour cultiver ces terres pas chères et de bonne qualité, eux, disposent des moyens financiers pour produire des grains à grande échelle. Enfin, certains fonctionnaires ne défendent pas le bien public, mais leur porte-monnaie. »

La juge civile, Iride Grillo a déclaré inconstitutionnels les deux cent dix-neuf cas de vente de terres fiscales sur lesquels a enquêté Raul Paris, juge à la Cour des comptes du Chaco. « Cette affaire porte sur environ 40 000 hectares, mais peut faire effet de dominos », estime- t-elle.

 

En chiffres : plus d'un million d'hectares vendus illégalement

Dans la province du Chaco, depuis 1998, quelque 1 344 945 hectares de domaine public ont été vendus en infraction à la loi. Aujourd'hui, il reste à la province 635 637 hectares de terres destinées à l'installation de jeunes agriculteurs résidents.

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Source : Institut de colonisation de la province du Chaco.