En 2004, la publication de l'enquête sur les départs précoces (1) a eu l'effet d'un électrochoc: 12.000 agriculteurs quittent le métier chaque année avant 55 ans. La pénibilité du travail ou la mésentente entre associés expliquent la moitié de ces départs. Après la déflagration produite par les 35 heures, les assemblées générales d'agriculteurs se sont agitées: «Qui sommes-nous pour travailler autant?»

La réflexion sur la «vivabilité» du métier était lancée. Comment concilier vie professionnelle, vie de famille, engagements ou activités extérieures? Très vite, le débat s'est recentré sur le temps de travail.

Lorsqu'ils s'installent, les jeunes sont prêts à attaquer des journées interminables, emportés par la passion. Ils associent à leur métier l'idée de liberté, avec l'impression d'avoir pour mission de nourrir les hommes et de contribuer à l'entretien du paysage. Ils savent aussi qu'ils vont mobiliser un capital important pour un revenu non garanti.

Quelques années plus tard, un tiers des installés (2) avouent avoir sous-estimé la charge de travail.

Soigner les relations humaines

Tout concourt aujourd'hui à pousser les jeunes à réfléchir à leur organisation du travail, à concilier vie privée et vie professionnelle. Un tiers de ces hommes et deux tiers de ces femmes ont exercé un autre métier avant de s'installer. Et ils n'ont pas forcément envie de renoncer à tout temps libre.

Leur vie privée a aussi changé. Le célibat est toujours d'actualité pour un quart des jeunes hommes installés (10% chez les femmes). Ils entendent préserver du temps pour «sortir». Quant à ceux qui ont rencontré l'âme soeur, six fois sur dix elle travaille en dehors de l'agriculture, trois fois sur dix elle est agricultrice et une fois sur dix elle est sans profession. L'intégration de la famille sur le territoire est un gage de durée.

Autre changement: autrefois les anciens ou le groupe imposaient le rythme. Désormais, chacun affirme davantage ses choix face aux parents, aux associés, aux groupes d'entraide... au risque de conflits. Conscients de la nécessité d'aider les jeunes à ne pas se lasser de leur métier, les organisations professionnelles veulent faire passer l'idée que l'amélioration des relations humaines se travaille, comme l'amélioration du troupeau ou de l'itinéraire cultural.

Suivant les départements, les offres de service varient: sensibilisation aux relations humaines dès les stages de préinstallation, appui lors des premières années par un conseiller en relations humaines, stages de formation sur la gestion du temps de travail (qui n'attirent pas toujours les jeunes), tutorat proposé par d'autres agriculteurs voisins. Un BTS en relations humaines serait même en préparation.Tout doit être fait pour préserver cette sensation de liberté qui a entraîné le jeune à devenir agriculteur.

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(1) Cnasea: «Réagir aux départs précoces», octobre 2004.

(2) Cnasea: «Le temps de travail, un frein à l'installation», juillet 2005.

 

Expert: EMMANUEL MARGUET, agriculteur dans le Doubs

« Ne pas se sentir ficelé sur son exploitation »

 

Emmanuel Marguet (32 ans) emploie peu le mot «vivabilité» mais il le pratique beaucoup. Installé en 1994 en Gaec avec son père à Gilley, dans le Doubs, il dit être tombé très vite «dans une secte, celle des groupes et des Ceta. Je ne pourrais pas me passer de ce travail de réflexion en commun ni de ces formations proposées par Trame: cela me permet de ne pas me sentir ficelé par mon métier.

 

C'est nous qui faisons notre revenu. Mes objectifs: maximiser notre revenu, minimiser le travail, s'assurer de la durabilité de notre système et plus tard transmettre». Président de la fédération régionale des groupes de développement agricole depuis 2005, il habite dans une région, la Franche-Comté, qui a beaucoup débattu de la vivabilité du métier.

Chez lui, il a mis la théorie en pratique. Lorsqu'il pousse la porte des groupes en 1994, il peine dans son Gaec doté de 130.000 litres de lait. «Notre seule liberté était de produire du lait pour les AOC Comté, Morbier et Mont-d'Or.» Pour reprendre la main, il se sépare de son matériel et adhère à une Cuma. Il expérimente avec succès la vente directe avec quelques porcs et quelques veaux.

En 2000, son frère remplace leur père dans le Gaec en reprenant la ferme d'un cousin. Ils décident de prendre un week-end sur deux. En 2005, un ancien stagiaire qui reprend une ferme voisine leur demande d'entrer dans le Gaec: «J'étais d'accord si nous améliorions encore nos conditions de travail et le revenu.»

Aujourd'hui, ils exploitent 159 hectares d'herbe et 450.000 litres de lait. Ils ont investi toujours plus dans la vente directe. Tous les animaux qui ne servent pas à renouveler le troupeau sont transformés et vendus dans un magasin à proximité de Besançon: «Nous avons rejoint en 2005 le GIE "Saveurs de la ferme" qui réunit huit exploitations. Nous manquons parfois de marchandise. Tout s'est inversé: nous sommes aujourd'hui limités par notre activité laitière.»

«Il faut savoir s'arrêter»

Dans leur organisation, personne n'est indispensable. «Si quelqu'un doit s'absenter, les autres peuvent le relayer. L'amplitude maximale de la journée va de 6 heures à 19 heures.

Nous avons un week-end de libre sur trois, un week-end avec astreinte le samedi matin et un week-end de service. Celui qui a été de service ne trait pas le matin la semaine suivante. Celui qui était d'astreinte finit à 17 heures. Il faut savoir s'arrêter.

Nous avons nos engagements extérieurs, le foot, le comité des fêtes, le ski, nos enfants.» Sa femme a repris en 2007 les chambres et la table d'hôtes de sa mère. Quand elle est occupée, Emmanuel, qui a trois enfants de 5 à 10 ans, assiste aux réunions de parents d'élèves: «Les autres parents m'ont fait amicalement remarquer que j'avais du temps. Nous avons cassé nos habitudes comme l'aurait fait un hors-cadre qui n'a pas d'a priori sur le travail.

Actuellement, nous prélevons chacun 1.500 euros par mois. Nous allons essayer de doubler notre revenu en dix ans, en augmentant l'autonomie de notre exploitation. Maintenant, nous aimerions nourrir plus d'animaux avec moins d'eau, moins d'intrants. Nous voulons continuer à modeler notre métier.»