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Je voudrais ici, en quelques mots, apporter ma contribution à toutes les réflexions que vous allez partager au cours de cette journée, et déposer au pot commun de ces réflexions, quatre propositions visant à dessiner une perspective pour l'agriculture française, c'est-à-dire pour vous.
Vous êtes la France des territoires, vous êtes la France de l'avenir. On constate aujourd'hui que les pouvoirs publics mettent beaucoup d'argent, de plus en plus d'argent pour l'urbanisation de la France, pour la concentration de nos banlieues, et de moins en moins d'argent pour la ruralité délaissée, pour nos territoires ruraux dont beaucoup meurent lentement dans l'indifférence générale. Ce sont 20.000 communes au moins qui sont aujourd'hui en difficulté; qui perdent leurs habitants, parfois leurs écoles et leurs services publics. Les commerçants s'en vont, le café du bourg ferme, l'usine se délocalise et les agriculteurs eux-mêmes sont tentés de partir.
Dessiner une perspective, cela veut dire ouvrir à nouveau un horizon, imaginer un avenir dans lequel "il y a encore de l'avenir". N'oublions jamais que la France est un grand jardin de paysans et que, lorsque les agriculteurs seront partis, ce ne sont pas les écolos ou les ours qui les remplaceront mais les friches.
Dessiner une perspective, c'est dessiner l'avenir à partir de quatre propositions.
I. Définir la place de l'agriculture dans la société
Quelle sera la place de l'agriculteur demain dans la société?
Un statut? Un métier?
J'opte pour le métier.
1) L'agriculteur doit être reconnu en tant que métier, alors que la tentation est grande aujourd'hui d'aller vers le statut plutôt que vers le métier. Selon moi, l'exploitant agricole est d'abord un travailleur indépendant et non un assisté vivant de subventions. Ce n'est pas un fonctionnaire, jardinier de l'espace rural. Ce n'est ni un smicard, ni un RMIste. C'est un producteur
- responsable de son outil de travail,
- responsable de ses choix techniques,
- responsable de ses assolements,
- responsable de ses investissements,
- responsable de ses coûts de production,
- responsable de la qualité des produits qu'il met sur le marché,
- responsable du morceau de territoire français qu'il met en valeur.
En d'autres termes, un agriculteur est un entrepreneur qui vit des fruits de son travail et qui est rémunéré sur un marché par des prix. Chaque mot compte. D'abord le mot "entrepreneur" et non pas "jardinier sovkhozien fonctionnarisé".
2) L'agriculteur vit des fruits de son travail.
- ce qui veut dire qu'il ne vit pas de subventions découplées de la production. L'agriculteur est un semeur de récoltes, et non pas un planteur de primes. Comme me disait mon voisin: "Mon père était producteur de patates et on voudrait faire de moi un producteur de formulaires."
- Le découplage entre le revenu et la production brise le lien entre le travail et le revenu, entre l'effort et la récompense. Il s'agit là d'une dérive à la fois ultralibérale et soviétiforme.
Ce que je reproche à la doctrine du découplage, c'est justement d'être une doctrine de la déresponsabilisation. Ma conception de l'agriculture, c'est celle d'un tissu d'exploitations responsables qui, comme toute entreprise, vivent de la vente de leurs produits et non d'aides aux revenus.
C'est de prix que les agriculteurs ont besoin et non de primes. Soyons confiants de l'extrême fragilité et du caractère nécessairement non durable d'une politique de compensation de revenus, alors même que nos pays accumulent des déficits budgétaires records. L'avenir de l'agriculture française ne peut pas reposer sur un système axé sur les compensations financières.
En disant cela, je n'exclus pas naturellement toute forme d'aide. Il y a des aides qui sont parfaitement légitimes: celles qui visent à compenser des handicaps spécifiques, des contraintes particulières, environnementales ou sociales. Mais je juge sans avenir un système économique totalement artificiel dans lequel le prix de vente est systématiquement inférieur aux coûts de production, où les aides versées aux agriculteurs atteignent pratiquement l'équivalent du revenu net des exploitants agricoles, sans que pour autant la dégradation de ce revenu soit enrayée.
3) L'agriculteur s'adresse à un marché où il est rémunéré par des prix et non pas par des primes, à la condition naturellement que tous ensemble, nous sachions intégrer dans les prix à payer par les consommateurs, les contraintes auxquelles les agriculteurs sont soumis: contraintes en matière d'environnement, contraintes sociales, contraintes sanitaires, contraintes de qualité et de sécurité.
Au coeur de l'agriculture de demain, il doit y avoir à mes yeux ce principe de responsabilité de l'agriculteur.
II. Rétablir la préférence communautaire
Elle était le fondement du traité de Rome. Or elle a été peu à peu démantelée. L'Europe de la préférence communautaire est devenue l'Europe chausse-pied de la mondialisation.
1) Il faut donc rétablir une véritable préférence communautaire, rénovée, modernisée, actualisée, mais effective. Sinon les prix ne seront pas au rendez-vous. On ne peut pas simultanément multiplier les exigences envers les producteurs, envers nos producteurs, les producteurs français, et laisser entrer, sans droits compensateurs, des productions qui, elles, ne sont pas soumises à ces contraintes, que ce soit le blé ukrainien, le poulet brésilien ou la pomme chinoise. Je rencontrais récemment les arboriculteurs à Manosque; ils me disaient qu'on ne peut pas lutter contre les pommes chinoises qui ne sont pas soumises aux mêmes contraintes et qui coûtent trente fois moins cher.
Il s'agit donc de corriger la concurrence illégale et donc injuste.
2) Et donc il faut protéger notre marché intérieur, au sens européen du terme, pour lutter contre le dumping environnemental, social, contre les importations abusives.
Deuxième proposition, donc: rétablir une préférence communautaire, hélas aujourd'hui démantelée.
La préférence communautaire, exercée de manière raisonnable, ne fausse pas le marché mais au contraire rétablit la vérité des prix. Les négociations commerciales engagées dans le cadre du cycle de Doha, ne prennent pas le chemin de cette rénovation. Bien au contraire.
III. Faire respecter l'exception agriculturelle
Troisièmement, il faut faire respecter, au niveau mondial, l'exception agriculturelle comme il y a une exception culturelle, en partant de l'idée simple que les produits de l'agriculture, comme les produits de la culture, ne sont pas des produits comme les autres, et en partant du principe que l'agroalimentaire, pour tous les peuples, c'est le droit à la souveraineté alimentaire. C'est un droit sacré.
1) Il faut donc sortir de ce système pervers qui de cycle en cycle, du cycle du Gatt en cycle de l'OMC, ronge nos capacités agricoles, parce qu'il ne songe qu'à troquer des concessions en matière agricole contre des supposés avantages en matière industrielle et dans les services.
2) Il faut sortir les produits agricoles des accords commerciaux de l'OMC.
Je pense que l'avenir de l'agriculture mondiale - parce qu'un petit paysan béninois ne pourra pas lutter sans écran de protection contre un latifundiaire de Nouvelle-Zélande - c'est l'établissement de préférences régionales garanties par une organisation commune, l'équivalent de l'OMC mais pour l'agriculture. L'agriculture mérite une organisation mondiale particulière:
- nous savons que l'alimentation mondiale sera le grand problème de demain;
- nous savons que les peuples sont de plus en plus attachés à la souveraineté alimentaire, à commencer par le peuple américain;
- nous savons que le rôle de l'agriculture en matière énergétique peut être, demain, déterminant.
Tous ces grands sujets agricoles doivent être traités de manière spécifique dans le cadre d'une organisation mondiale spécifique. Ils ne doivent plus servir de petites monnaies d'échange à la marge d'une négociation commerciale globale, comme c'est actuellement le cas dans le cadre de l'OMC. Une organisation internationale de la famille des Nations Unies traite déjà partiellement des problèmes de l'alimentation: la FAO. Transformons-la en une grande organisation mondiale de l'agriculture.
Car nous ne garderons pas longtemps la transformation si nous abandonnons la production, si nous déconnectons produits et territoires.
Certains nous invitent à céder aux sirènes du groupe de Cairns: "Abandonnez, chers amis européens, toute production agricole. Nous voulons être l'unique ferme du monde. Laissez-nous vous nourrir!"
C'est également, finalement, l'idée des commissaires de Bruxelles.
IV. Imaginer une nouvelle Europe agricole
En effet, l'Europe est de plus en plus vaste, elle est de plus en plus hétérogène.
1) Si vous allez dans les autres pays, ce que vous faites les uns et les autres, vous constatez qu'il y a aujourd'hui un clivage profond, durable entre deux sortes de pays:
- les pays comme la France, du moins officiellement, qui entendent préserver une agriculture forte sur laquelle prend appui une filière agroalimentaire puissante. C'est, pour eux, une question d'identité, de sécurité, de souveraineté alimentaire.
- Et puis il y a d'autres pays, nombreux et puissants, qui partagent une autre conception, une conception consumériste: ils préfèrent s'approvisionner aux prix les plus bas du marché mondial et ne sont pas prêts, ne sont plus disposés à assumer les contraintes d'une agriculture européenne avec des normes élevées, exigées de nos agriculteurs.
Je me situe résolument, vous l'imaginez bien, aux côtés des premiers dont les intérêts ne doivent pas être sacrifiés à ceux des seconds.
2) Alors, plutôt que de s'épuiser à chercher un point d'équilibre introuvable entre les uns et les autres, entre ces conceptions antinomiques de l'agriculture, je pense qu'il faudra un jour ou l'autre s'engager dans un marché commun avec ceux, et ceux-là seulement, qui acceptent d'assumer les règles de la préférence communautaire. En d'autres termes, il faut envisager une coopération différenciée spécifique en matière agricole avec les pays volontaires.
C'est une piste qu'à mon sens, nous devrons explorer à l'occasion des prochaines négociations sur la réforme de la Pac. Il nous faut aborder cette échéance, comme celle de Doha, avec la plus grande liberté d'esprit.
Je reviens en conclusion à mon point de départ: vous faites un métier. Votre métier n'est pas un métier comme les autres parce que vous tenez les territoires. Dans l'histoire des hommes, tous les peuples du monde qui ont brisé leur lien avec la terre ont été balayés. Ils ont perdu le sens du réel. Pas de pays sans paysans.
Je souhaite que, demain, pour les jeunes agriculteurs, on propose une vision, une perspective et que le mot "France" puisse rimer à nouveau avec le mot "espérance".