La France agricole : Faut-il voir un phénomène récent dans les craintes alimentaires actuelles, que ce soit à l'égard de la grippe aviaire, de la vache folle ou de la « malbouffe » ?
Julia Csergo (1) : Avoir une crainte, c'est avoir conscience d'un risque. Or sur l'alimentation, ce dernier existe depuis très longtemps. Au Moyen Age, par exemple, c'était la peur de manquer de nourriture. Aujourd'hui règne l'abondance, mais les craintes alimentaires persistent, car pour le consommateur il existe encore des risques. L'alimentation cristallise les peurs, car nécessaire à la vie, l'incorporation de nourriture peut également entraîner la mort.
La France agricole : Quelles étaient les peurs alimentaires d'hier ?
J. C. : Au XIXe siècle, l'agriculture utilise des engrais, des semences plus performantes, et devient plus productive. La fabrication des aliments s'industrialise, notamment avec le développement du discours scientifique sur les rations alimentaires (lire l'encadré) et la création de succédanés aux produits de base. La margarine remplace le beurre, la saccharine le sucre, un mélange de navet, de saccharine, de colle de lichen, de colorants et de parfums la confiture. Certains en viennent même à vendre des produits toxiques. Le suif se substitue au cacao dans le chocolat, par exemple. Face à ces changements, trois attitudes se développent. La première consiste à se satisfaire de cette mise à disposition des « plaisirs du superflu » aux plus modestes. La deuxième, partagée par le corps médical, met en garde contre les carences, voire les intoxications qu'induisent ces aliments dits « similaires inférieurs ». Enfin, une troisième réponse revient à dénoncer l'industrie qui empoisonne la population. Ces détracteurs du modernisme déplorent les traditions perdues. « On mange mal », disent-ils. Ce discours nostalgique existe toujours.
F.A. : Existe-t-il des parallèles entre les craintes de l'époque et ce qui se passe de nos jours ?
J. C. : Oui. La nouveauté inspire toujours de la crainte. Aujourd'hui, ce sont les OGM ; au XVIe siècle, c'étaient les produits du Nouveau Monde. Les risques qui n'étaient pas bien mesurés inquiétaient, comme aujourd'hui la grippe aviaire, génératrice d'un risque difficile à évaluer scientifiquement. Ce qui ouvre la voie aux rumeurs, qu'amplifient les médias, dont le rôle est primordial. Au début du XXe siècle, les multiples journaux se faisaient déjà l'écho des dangers. Aujourd'hui, les médias participent à la « surconscience » des risques.
La différence par rapport à hier réside surtout dans la perception du consommateur. Auparavant, le risque était immédiat : avoir ou non assez de nourriture, tomber ou non malade avec les aliments. Maintenant, les connaissances s'étant accrues, il devient presque virtuel : ce que je mange aujourd'hui me donnera-t-il un cancer demain ?
La France agricole : Les pouvoirs publics réagissent-ils différemment ?
J. C. : De 1850 à 1870, l'Etat a mis en place des laboratoires municipaux, afin d'analyser les aliments. Ils ont été ouverts à la préfecture de police, aux commerçants, puis aux consommateurs eux-mêmes. L'Afssa s'inscrit dans ce prolongement. Sauf que si l'analyse des aliments initiée au XIXe siècle était de nature à rassurer le consommateur, incinérer de façon spectaculaire un élevage de poulets tout en expliquant que manger de la volaille n'est pas dangereux pour la santé est générateur d'angoisse et de confusion.
Portrait Julia Csergo est maître de conférences d'histoire contemporaine à l'université Lyon II et travaille notamment sur l'alimentation. Elle a fait une thèse sur l'hygiénisme, a publié plusieurs ouvrages. L'un d'eux concerne l'histoire des cuisines régionales. Un autre porte sur les casse-croûte. |
Les rations alimentaires : un discours diététique au service de l'industrie Au XIXe siècle, les scientifiques établissent des rations alimentaires en fonction de l'age, du sexe et de l'activité en se fondant sur les aliments qualifiés de «plastique», comme les légumes, et ceux dits « calorificateurs », comme la viande. Par exemple : un homme exerçant un métier physique doit manger beaucoup de viande, un produit cher. Thénard isole en 1916 «l'osmazôme», suc supposé contenir le principe actif de la viande. Les industriels en profitent donc pour développer bouillon cube et autres extraits de viande. |