« Je vis avec la certitude que je vais me faire cambrioler », lance Jacques Courron. Depuis plus de dix ans, le loup entame chaque jour un peu plus le moral de ce jeune éleveur, à la tête de 400 brebis à L'embarnier, sur la commune de Gourdon, dans les Alpes-Maritimes (lire page 39). Depuis 2012, les attaques sont de plus en plus fréquentes. Fin mai, il comptait déjà neuf victimes, et 36 agneaux et 41 brebis restaient introuvables. « Nous sommes à bout », témoignait-il en juin 2013, lors du séminaire « Protéger les troupeaux contre la prédation de l'alpage à l'exploitation » (1), organisé à Valdeblore, dans les Alpes-Maritimes. Depuis l'année dernière, les dégâts sur les troupeaux, dans les Alpes-de-Haute-Provence, le Var et les Alpes-Maritimes, où la protection s'est pourtant généralisée, ont pulvérisé tous les records. En 2012, la chambre d'agriculture des Alpes-Maritimes a évalué la hausse des attaques et des victimes à 70 % par rapport à 2011. « On ne maîtrise plus la situation dans certains secteurs, indiquait Laurent Garde, du Cerpam (1). Le comportement du loup a évolué. Les témoignages des bergers et des éleveurs se multiplient pour signaler des attaques se produisant en leur présence et celle des chiens. Ce comportement, très minoritaire il y a dix ans, est rapporté dans 34 % des attaques dans les Alpes de Hautes-Provence en 2012. »

Début juin, les éleveurs excédés des Alpes-Maritimes, accompagnés de Michel Dessus, président de la chambre d'agriculture, sont allés exposer leurs problèmes au ministère de l'Ecologie. « Le ras-le-bol est tel que beaucoup sont prêts à tout, déclare Michel Dessus. Nous arrivons au bout de l'efficacité des moyens de protection et des solutions proposées par l'Administration. » Pour le groupe, mais aussi pour de nombreux exploitants qui subissent la prédation, la révision de la loi européenne et notamment de la directive Habitat est une urgence. « Cela afin de mettre en place des mesures de régulation suffisantes pour diminuer la prédation. Le loup est en état de préservation favorable et il n'y a plus lieu de sanctuariser des territoires pour sa préservation, comme les parcs nationaux », estiment-ils.

Lors du séminaire à Valdeblore, Michel Perret, chef du service de la faune et de la flore sauvage au ministère de l'Ecologie, a rappelé que « la directive Habitat protège le loup et que les plans loup de la France ont toujours visé la sécurité juridique. Le plan 2013-2018 apporte de nouvelles perspectives, a-t-il ajouté. Il permet une intervention sur la population. Mais maintenant, il va falloir que l'on soit efficace. »

Jusqu'à aujourd'hui, l'efficacité a été très mesurée. Le prédateur reste difficile à atteindre. Entre 2008 et 2012, cinq loups ont été abattus.

DES PRÉLÈVEMENTS DIFFICILES

Un arrêté de tir de prélèvement par exemple est toujours en vigueur sur le secteur de Coussols, dans les Alpes-Maritimes, où est installé Jacques Courron. Des battues organisées par l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) ont déjà eu lieu mais elles restent infructueuses. Cinquante chasseurs du département avaient pourtant été réquisitionnés. La garrigue représente un atout pour le prédateur, qui s'y cache facilement.

Pour Michel Barengo, éleveur à La Bollène-Vésubie dans les Alpes-Maritimes, si les agents de l'ONCFS ne peuvent pas tuer les loups, c'est parce qu'ils n'en ont pas les moyens, soulignait-il à Valdeblore. Ils ont d'autres missions sur le terrain que de venir se balader nuit et jour en montagne.[...] Mais ce n'est pas au berger de tuer le loup. Ce n'est pas son travail. Sa mission, c'est d'élever des agneaux dans le but de nourrir une population ! »

Le 18 mai, à Duranus dans les Alpes-Maritimes, les gardes de l'ONCFS sont parvenu à prélever le premier individu pour l'année 2013. Ce qui a déclenché les foudres des associations de protection des animaux (2). « Tuer un loup ne sert absolument à rien et n'empêchera pas les troupeaux de subir de nouvelles prédations », indiquent-ils dans un communiqué.

DÉBAT DE SOCIÉTÉ

Un point d'accord avec les éleveurs puisque la délégation des Alpes-Maritimes demandait la réduction des zones de protection prioritaire et la suppression d'une meute identifiée sur deux. Pour le reste, le communiqué s'en prend au travail des éleveurs : « Ce mode de pastoralisme avec de très grands troupeaux souvent mal gardés est-il vraiment adapté ? », interrogent-ils. Faut-il s'acharner à faire pâturer des moutons dans les secteurs les plus difficiles tout en refusant toute cohabitation avec la biodiversité dont le loup ? » Des propos insupportables pour les exploitants qui, depuis vingt ans, ne cessent de s'adapter tout en redoublant de présence auprès de leurs animaux. Noël Ascenzi a perdu 110 brebis en deux mois sur son quartier de printemps à Duranus. Pourtant, il dormait la nuit sous une tente près de son troupeau. « Je suis écoeuré, je n'ai plus de vie », se désole-t-il.

L'Etat se positionnera-t-il plus franchement sur ce débat de société ? Le 3 juin à Valdeblore, Michel Perret s'est engagé à trouver des solutions pour faire baisser la pression, y compris en coeur de parc (où les tirs ne sont pas autorisés). « Les troupeaux dans ces zones devront faire l'objet d'un accompagnement et d'un soutien particuliers, indique-t-on au ministère de l'Ecologie. Les modalités d'un tel soutien supposent un travail spécifique. Un groupe de travail sera réuni et constitué dans les prochains mois. »

Sur le terrain, les éleveurs ont peu d'espoir dans une plus grande efficacité du plan 2013-2018. La progression du prédateur dans de nouvelles régions inquiète également. Comment appréhender l'événement ? « Il faut éviter de perdre du temps et de parasiter une situation déjà tendue avec la fausse question des chiens errants, indique Laurent Garde, du Cerpam. Certains discours de mise en cause des pratiques des éleveurs n'ont pas lieu d'être. Il est important d'engager une étude de vulnérabilité du territoire pour mettre à plat le niveau de risque et les stratégies de protection. » Ce travail a été mis en place en 2012 sur le Causse Méjean, le Causse Sauveterre et le Mont Lozère en Lozère, nouvellement concernés par la prédation. « Des mesures d'urgence comme la mise en place de systèmes d'effarouchement ont vu le jour, explique Catherine Rocher, de l'OIER-Suamme de Lozère.

PAS DE RISQUE EN BERGERIE

« Cette année, il n'y a pas encore eu d'attaques dans ce secteur, poursuit-elle. Nous réfléchissons à de nouveaux moyens de protection comme un abri d'estive où le troupeau pourrait être regroupé pendant la nuit. » Il pourrait être plus sûr qu'un parc de nuit. Le problème c'est que cette option n'est pas subventionnable. « Mais cela pourrait affranchir l'éleveur d'acheter un patou », précise Catherine Rocher. Didier Vernhet, comme d'autres éleveurs du parc des Cévennes, n'a pas souhaité faire appel à un aide-berger. Il veut bien déléguer certains travaux comme la récolte ou la mise en culture mais pas ce qui relève de la conduite du troupeau.

La conduite en lots des animaux complique aussi l'adaptation des moyens de protection. Jean-Yves Poirot, à La Bresse, dans les Vosges, a mis en place un chien de protection sur le lot le plus touché. Difficile de les équiper tous. Les clôtures fixes sur une parcelle très exposée ont été réhaussées. Il y a trois ans, dès le début des attaques, il a passé son permis de chasse et payé tous les frais. Cette année, il s'est acquitté du timbre (alors qu'il ne chassera pas de gibier.) Des charges qui s'ajoutent à celles des mesures de protection et des pertes induites dues à la baisse de la prolificité et de la fertilité. En 2012, Jean-Yves a vendu 65 agneaux de moins (avec ses 360 brebis) et il estime que les pertes non compensées atteignent 3 000 euros pour l'année. « L'élevage est une passion, ajoute le jeune éleveur, qui est aussi moniteur de ski. J'accepte à la rigueur de gagner très peu mais je ne peux pas investir à perte », indique-t-il. « Depuis deux ans, la plaine au nord-ouest du département est aussi concernée », constate Dominique Candau, de la chambre d'agriculture. Il s'agirait d'un autre individu.

Les contraintes sur ces zones sont moins importantes que sur la montagne puisque la plupart des surfaces sont mécanisables. « L'un des éleveurs a dispersé ses animaux différemment sur son parcellaire, explique-t-il. Il consacre désormais les secteurs les plus exposés aux bovins, une espèce moins vulnérable. » L'Aube est aussi concernée depuis le mois de mai. « Après trois attaques, les exploitants ovins ont décidé de rentrer leurs animaux en bergerie, explique Bruno Gauthier, de la FDSEA. Mais cela coûte 0,27 euro par brebis et par jour ! », précise-t-il.

DES EXPÉRIENCES TRAUMATISANTES

Comme dans le Sud-Est, le travail des éleveurs risque d'être définitivement bouleversé, au même titre que les relations avec le voisinage. Jean-Yves Poirot a des difficultés pour renouveler son bail avec la commune à cause de son patou. « Dix-sept personnes se sont plaintes auprès du maire, l'année dernière, à cause de mes chiens », signale Jacques Courron. Cela s'ajoute à la détresse de voir ses animaux souffrir lors des attaques. La MSA Ardèche Drôme Loire a mis en place un dispositif pour accompagner les éleveurs qui en seraient victimes.

Ce climat laisse peu de perspectives pour les jeunes. Lucie Grancher, dont le père exploite un troupeau dans la vallée du Jabron, dans les Alpes-de-Haute-Provence, a décidé de tenter sa chance en Nouvelle-Zélande. « L'année dernière, en redescendant de l'estive dans le parc du Mercantour où elle était aide-berger pour notre troupeau, elle a fait le serment de ne plus jamais surveiller des brebis dans ces conditions-là ! », témoigne son père.

En Finlande, le suicide d'un éleveur a fait la une des journaux et a fait évoluer l'opinion publique. « Excédé par les attaques de loup, un éleveur avait fini par prendre les armes avec d'autres collègues, racontait Tapio Rintala, éleveur finlandais, lors du séminaire de Valdeblore. Ils ont tué trois loups dans une zone où les autorités n'avaient pas reconnu la présence du prédateur. Mais ils ont été conduits en prison. De retour chez lui, l'un d'entre eux s'est tiré une balle dans la tête. Il serait grand temps que les loups aient peur des hommes et non pas le contraire. » Un sentiment partagé par Lynda Brook. Elle habite un village d'une centaine de pavillons à Méounes-lès-Montrieux, dans le Var, en périphérie de Sainte-Baume, et ses brebis qui entretenaient les 6 ha autour de sa maison avec quatre poneys ont été victimes du prédateur en décembre dernier. « J'ai retrouvé quatre brebis sur six égorgées, explique-t-elle. Mais je n'ai pas pensé tout de suite au loup. C'est en examinant les plaies que j'ai compris car j'ai étudié le loup autrefois. Nous n'étions pas informés de la présence de l'animal sur le secteur. Certains villageois l'ont aperçu depuis et, en discutant, plusieurs relatent la disparition de leur chat. Voilà qui pourrait modifier l'image du loup aux yeux des citadins.

(1) Organisé par le Centre d'études et de réalisations pastorales Alpes-Méditerrannée et la chambre d'agriculture des Alpes-Maritimes. (2) Ferus qui milite pour la conservation du loup et du lynx en France, l'Association pour la protection des animaux (ASPASP) la Ligue de la protection des oiseaux (LPO) Paca et la Société française pour l'étude et la protection des mammifères (SFEPM).